Chronologie d’une année en enfer pour le secteur musical
Retour sur les espoirs et déceptions qui ont chamboulé la vie quotidienne du monde musical belge durant l’année écoulée. Une période historique qui a mis le secteur culturel au sol.
Chapitre I. Saccage des rayons papier toilette & riz: le monde découvre la pandémie
Le 17 mars 2020, Sophie Wilmès, accompagnée par un gouvernement provisoire créé à la hâte pour gérer la crise sanitaire (la Belgique peinait alors à former une coalition fédérale pour la formation d’un gouvernement) annonçait que le lendemain à midi, tous les citoyens belges allaient devoir se soumettre à toute une série de règles: c’est le début du confinement. Ruée dans les rayons de supermarchés pour dévaliser les rayons de riz et de papier toilette, c’est la panique générale, personne ne sait trop à quoi s’attendre, le flou artistique total. Trois semaines étaient initialement annoncées, mais ont été très rapidement prolongées jusqu’à… aujourd’hui, où certaines mesures et un certain état de confinement sont toujours d’actualité. Une longue année pendant laquelle Focus a interrogé toute une série d’artistes sur leur rapport avec le confinement. Nous vous proposons de retourner dans le temps pour observer l’évolution des mentalités tout au long de cette période ô combien particulière.
Le 18 mars, le confinement est apparu pour certains comme presque providentiel. Du temps tombait du ciel, du temps pour créer de la musique, du temps pour en écouter. D’ailleurs, toute une série d’actions furent organisées alors dans le but de mettre de la musique dans la vie des citoyens cloisonnés. Ainsi, le rappeur Georgio déclarait que la situation allait lui permettre d’accélérer la finalisation de son album. Toute une série d’artistes et de groupes se mirent à opérer de chez eux pour donner des concerts en streaming depuis leurs salons, à l’image de Black Mirrors, de -M-, Marka… L’AB lance également son opération AB canapé: chaque jour, le live intégral d’un artiste ayant professé entre les murs de la célèbre salle bruxelloise, avec Iggy Pop pour lancer les hostilités.
L’inquiétude quant à la survie des petites structures commençait déjà à se faire ressentir. Julien Fournier, directeur de Wallonie-Bruxelles Musiques déclarait déjà dans une interview publiée le 19 mars 2020: « Certes, il est encore trop tôt pour dire comment on va pouvoir intervenir en termes de subsides. Par contre, ce que l’on peut faire dès maintenant, c’est vraiment documenter au maximum les dégâts causés: leurs coûts, les raisons, ce que telle tournée/tel déplacement/telle rencontre devait atteindre comme résultats, etc. Aujourd’hui, pour certains, la faillite se joue parfois à 500 euros. Si la situation se prolonge, comment vont-ils faire? Comment va évoluer le milieu? Comment faire en sorte que dans six mois, il ne reste pas que les deux, trois grosses structures de booking par exemple? » Même les plus pessimistes peinaient alors à imaginer que cet arrêt de la culture n’allait faire que s’empirer, poussant de plus en plus de mouvement à organiser des actions afin de se faire entendre. Rappelons qu’à ce moment, la jauge maximale fixée par le gouvernement était encore à 1000 personnes en intérieur, une autre époque…
Vers la fin mars, les premiers coups de pression se font ressentir. Certains festivals annulent leur édition 2020 (Roots and Roses), d’autres reportent leurs dates, comme le Botanique, dont les Nuits devaient initialement se tenir du 29 avril au 10 mai, renvoyées directement au mois d’octobre (et par chance, sera l’un des seuls festivals belges à avoir lieu en 2020).
Chapitre II. Les artistes ont du temps à tuer
Vers le mois d’avril, l’ambiance était encore optimiste, avec un déconfinement annoncé. En même temps, la production musicale foisonnait, toute une foule d’artistes se sont mis à sortir du contenu: Nicolas Michaux, Témé Tan, MoHa, Electric Château, Chico y Mendez, Paradoxant et toute une série de musiciens belges annonçaient ou sortaient album, single, vieilles démos Bandcamp… L’atmosphère était presque euphorique dans le paysage artistique belge. Du temps, toujours plus de temps pour jouer de la musique ou même, simplement en écouter, Zwangere Guy le disait: « Pour le moment, je n’écoute quasi pas de hip-hop (…) Pour l’instant, à la maison, je suis dans les nouveautés. Le confinement nous laisse le temps de découvrir. (…) J’écris, je cuisine, j’écoute du jazz et je travaille sur mon webshop toute la journée ».
Les semaines passent, les espoirs s’estompent peu à peu et on commence à parler de la culture comme du secteur oublié des décisions politiques. Les communes et provinces annoncent des aides au secteur, mais silence radio du gouvernement jusque… fin mai, quand une délégation riche de plusieurs représentants du secteur culturel est reçue par Sophie Wilmès et compagnie (7 ministres en charge de la culture). L’ouverture du dialogue avec le politique est appréciée, quelques décisions plutôt light sont prises, mais tout le monde se rend compte d’une cruelle vérité: il va encore falloir un moment avant de pouvoir ouvrir à nouveau les portes d’une salle de concert. La députée PS Ludivine Dedonder met les pieds dans le plat (ou plutôt enfonce une porte ouverte?) et déclare que « le retour à une situation normale dans le secteur artistique ne semble pas envisageable rapidement ».
Chapitre III. L’heure de gloire du streaming
L’ère du streaming est amorcée. Dernier bastion de consommation musicale, ce qui s’était amorcé en mars se confirme de plus belle. Les concerts au smartphone deviennent monnaie courante, et surtout la seule manière de pouvoir profiter de musique live (lire aussi: La grande illusion du live streaming). Les seuls à être surbookés alors sont les livreurs de colis et les vidéastes. Baptiste Grandibleux est le confondateur de La Film Équipe, boite de production vidéo basée à Namur. Il a été en première ligne du succès inédit de la vidéo streaming. « On faisait déjà du streaming avant le Covid mais de manière beaucoup plus ponctuelle, nous explique-t-il. C’était dénué de sens de proposer du streaming pour un événement qui était payant. Le streaming était beaucoup moins répandu à un niveau local. Au niveau de la musique pop-rock ou même jazz, ils n’ont commencé à streamer qu’après l’arrivée du Covid. À ce moment-là, grosse explosion du format, car c’était l’occasion de diffuser de la culture ou de l’information. Une forte demande est arrivée, j’ai notamment bossé sur des « My Lockdown » et on a pu constater quelques problèmes: pour le streaming, il faut un certain matos pour avoir un son et une image correcte. Et vu que le rendu n’était pas toujours qualitatif, ça a provoqué plusieurs questionnements. Est-ce qu’on peut faire payer un streaming? Oui, mais il faut que les conditions soient au rendez-vous. Est-ce que les gens sont prêts à payer pour du streaming? Pas vraiment, au niveau de l’audimat, les gens ne lâchent pas vraiment d’argent pour du streaming payant. Par exemple, pour les messes (vers mai 2020), on avait max 100 visionnages en live. L’autre conséquence du streaming de mauvaise qualité, c’est que ça a été une des causes du ras-le-bol des spectateurs. Pas énormément de demande (de la part des spectateurs) + image et son pourris, tout le monde a rapidement été blasé. Vers le mois d’octobre/novembre, ça a chuté sèchement, mais surtout au niveau du streaming live. Le streaming en vidéo à la demande (VOD) est un format qui a eu plus de succès. Le direct a permis de faire croire aux gens que l’événementiel existait toujours, et c’est une notion importante. À l’heure actuelle, les artistes saturent également de leur côté, ils sont surtout frustrés par le manque de public lors de leurs concerts. Il y a quand même quelques points positifs qu’on a retirés de cette période, le streaming permet de pousser les murs de la salle, d’avoir une ouverture importante, de donner un potentiel international aux concerts, somme toute d’élargir la portée de l’événement. »
C’est la « dèche ». Les premiers plans de relance avaient été dévoilés, mais pour les artistes, le streaming coûte souvent plus cher que ce qu’il ne rapporte. La plupart des musiciens professionnels belges survivent grâce aux revenus des concerts qui sont… inexistants depuis longtemps. Trop longtemps. Les premières structures mettent la clé sous la porte. Des événements de solidarité (en ligne) voient le jour pour donner un coup de main aux musiciens. Mike Naert, directeur de Het Depot expliquait: « Tant que des mesures strictes de prévention contre la propagation du virus sont en place, nous devons trouver des moyens de soutenir et de revitaliser les concerts et les festivals de musique ».
« Apprendre à danser sous la pluie », c’est l’attitude que Rone a dû adopter pour la sortie de son album a Room with a View, construit avec et autour du collectif (la) Horde. Une oeuvre dansée donc, dont la tournée a été annulée. A l’image de tous ces artistes qui ont dû se réinventer avec plus ou moins de succès. C’était amorcé, c’est désormais acté: les musiciens devront « dealer » leur activité professionnelle sans se produire sur scène, et ça va durer un moment (l’AB annonçait fermer jusque septembre au moins: nous sommes en mai 2021 et elle n’a toujours pas rouvert ses portes, ou alors de manière très brève, pour de petits événements entre les 2 premiers confinements).
Chapitre IV. La créativité s’épuise, l’angoisse de la page blanche
La phase 1, celle de la production, de l’euphorie, de la découverte de cette période inédite pour notre génération, est finie. Phase 2 du confinement: l’emprisonnement, la perte de repères, la chute de la créativité et les premiers esclandres de mouvements culturels déçu de se sentir oubliés, marginalisé. Bert Dockx, le leader de Flying Horseman, décrit la situation traversée par de nombreux artistes avec beaucoup de justesse: « On a répété hier (le 25 mai) pour la première fois depuis l’enregistrement de l’album. Ce qui a été bizarre avec ces retrouvailles, c’est qu’elles ne l’ont pas été du tout. Je rêvais de ce moment depuis deux mois. Pouvoir rejouer avec d’autres gens. Je me disais que ce serait un instant spécial, plein d’émotion. Pas du tout. On a pris nos instruments et on a commencé à jouer comme si le lockdown n’avait jamais existé. J’ai lu un article ce matin sur le changement dans notre perception du temps. Ce qu’on vient de traverser va un peu dans la direction de ce que vivent les gens en prison. J’habite seul. À un moment, je ne savais même plus quel jour on était. (…) Deux ans de travail sur le disque, c’était déprimant de tout voir reporté. »
En juin, les festivals d’été, spécialité belge au moins aussi reconnue et savoureuse qu’un cornet de frites, sont désormais un espoir définitivement enterré. Pas de festivals? Selon eux, pas vraiment, la plupart mettent en place des alternatives pour offrir au spectateur un peu de musique. Tous les formats sont employés dans cette optique: télé, radio, Net… Une rivalité de créativité pour offrir une expérience somme toute décevante à tous les coups. Mais ça reste la seule manière d’assister à des concerts, m’voyez…
C’est d’ailleurs dans ce contexte que nous vous avions proposé la première édition du Focus Music Festival, festival en ligne « curated by Kate Tempest » qui s’est déroulé à partir du 20 juin dernier.
Diffusion live, événements « corona-proof », grandes annonces des affiches de festival de 2021, l’été culturel 2020 nous rabattait les oreilles avec les mêmes thèmes chaque jour. Donner de l’espoir, ne vous inquiétez pas, cette période est bientôt finie, pensez plutôt à l’excitation que vous éprouverez en poussant les portes d’une salle de concert: bref, tout le monde était plutôt paumé, sans savoir quand la culture reprendrait vraiment ses droits. Mais on se permettait de rêver un peu, parce qu’honnêtement, cette horrible période ne peut pas durer, c’est impossible, n’est-ce pas? Par ailleurs, un réel déconfinement sous conditions donnait des ailes à la Belgique. La 1re vague est terminée. Des concerts intimistes peuvent avoir lieu (100 personnes en intérieur et 200 à l’extérieur), à l’image des estivales de l’abbaye de Villers-la-Ville. Ou de nos Focus Music Box, dans l’enceinte de See U, soit une série d' »apéros musicaux » à jauge réduite. Un nouvel espoir nait dans le coeur des mélomanes: la pandémie, une aubaine pour les groupes locaux? L’occase de se recentrer sur « the band next door »? De se rendre compte du foisonnement musical qui est bien là, près de nous même s’il est parfois peu visible. Alors oui, on porte le masque, oui, la jauge est présente, mais on peut aller voir un concert et c’est si bon. Fin aout, les jauges sont en outre (légèrement) augmentées par le CNS.
Beaucoup moins glorieux: les premières conséquences financières de la crise sanitaire se font ressentir. Le mois d’aout pèse lourd à Bruxelles. L’AB se sépare de 200 collaborateurs externes et le Botanique, entre 200 et 300… Il faut dire qu’annuler plusieurs centaines de concerts, ça ne passe pas inaperçu dans le budget d’une salle… Espoirs puis douche froide, puis espoir, puis douche froide, le monde culturel commence à sérieusement se fatiguer de cette partie de ping-pong permanente qui joue avec leur survie. Se dirige-t-on purement et simplement vers une faillite générale du secteur? Focus donne la parole aux professionnels dans une carte blanche publiée le 4 aout: « Nous avons de plus en plus l’impression que notre gouvernement a pour but de se débarrasser de notre secteur ».
Chapitre V. L’été se termine, on laisse passer quelques concerts en « présentiel »
L’automne est un petit trou de souris dans lequel se faufilent les artistes. Les Nuits du Bota ont lieu. Francofaune se faufile également entre les mailles du filet. Les Nuits avaient été reportées mais peuvent finalement avoir lieu. Quelle impression anachronique de se retrouver avec plusieurs dizaines dans le bar, entre la Rotonde et l’Orangerie pour boire une bière en attendant le concert. On pourrait même dire à ce moment-là que la fulgurante envie d’uriner après les 3 pintes, celle qui arrive quand le saxophone d’Under the Reefs Orchestra envoie des grosses basses, même cette impression semble nous avoir manqué.
« Vu le cynisme affiché envers la culture, il fallait qu’on montre qu’on peut avancer sans le politique »nous confiait le chanteur de Roscoe, Pierre Dumoulin, également administrateur à la Sabam. Les artistes se fédèrent, souvent indépendamment des décisions politiques. Plusieurs fonds de solidarité voient le jour pour permettre aux artistes de tenir le coup, mais également de faire plus de bruit dans leurs revendications. A l’image des principaux festivals de la francophonie belge qui ensemble ont créé la Fédération des Festivals de Musique en Wallonie et à Bruxelles (FFMWB), ou même du CCMA, « Comité de concertation des métiers des musiques actuelles » qui regroupe les voix des différents acteurs du secteur musical.
Chapitre VI. Chronique d’une mort annoncée, la situation ne changera plus
Fin octobre, chronique d’une mort annoncée: la deuxième vague est là. C’est un énorme coup de massue qui n’a surpris personne mais qui a indigné tout le monde: les salles de théâtre et de concert ferment. L’espoir de l’été laisse maintenant la place à une lassitude générale. Place également à l’hiver le plus culturellement maussade de ces dernières années. Les musées rouvriront, mais la situation ne changera plus jusqu’aux premières perspectives de réouverture qui arrivent seulement… Au printemps 2021.
Tous les amateurs de musique rêvent de concerts estivaux, et aux dernières nouvelles, cela serait possible, selon les résultats des événements-tests dont le premier était le concert du groupe Ykons à Spa le 7 mai 2021.
Charles Christiaens
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici