Lias Saoudi, de Fat White Family: « Ce disque était davantage une question de survie qu’autre chose »

Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Elle s’est déchirée dans les excès et doit désormais se passer de Saul Adamczewski, son génial édenté. De bio en sevrage, de Yoko à Pierre et Gilles, Lias Saoudi raconte les aventures, les déboires et le nouvel album de sa Fat White Family.

Les bureaux de son label. Bruxelles, quai au Foin. Lias Saoudi est déjà dans la maison et vaque à ses occupations. Avant de commencer à causer, le patriarche de la Fat White Family demande deux minutes pour s’échauffer. Il fait quelques étirements, s’éclaircit la voix. L’Algérien d’origine a bonne mine. On ne l’a sans doute jamais croisé aussi frais et fringant. Prêt à raconter sans langue de bois ou faux-semblant le premier album de ses ouailles en cinq ans. Groupe le plus excitant ­d’Angleterre, affreux, brillant, sale et méchant, la Fat White est orpheline de son guitariste Saul Adamczewski, mais n’en sort pas moins un disque remarquable. Malin, rampant, zarbi et groovy…

Vous avez intitulé votre nouvel album Forgiveness Is Yours. C’était quoi l’idée?

Lias Saoudi: Ce disque était davantage une question de survie qu’autre chose. Problèmes relationnels, conflits de personnalité… C’était à mon avis cet album ou rien. La pandémie a affecté tout le monde de façon différente. Pour moi, ça a été une bénédiction. Une cure de désintoxication. Mon frère Nathan est devenu fou. Plus fou encore que ce qu’il était déjà. Et je pense que Saul est devenu complètement taré. Cette période a été très compliquée à vivre pour les musiciens. Imagine ton écosystème qui disparaît en un claquement de doigts. Ton réseau, ton influence, tes sources de rémunération… Puis combine ces bouleversements à des problèmes de drogues et de santé. Le fossé entre nous n’a fait que se creuser. Pendant le confinement, j’ai fini par me sentir à l’aise dans ma propre tête pour la première fois depuis 20 ans. En fait, je suis venu à Londres à 18 balais pour boire un verre et je ne suis jamais rentré chez moi… Grâce à la pandémie, j’ai arrêté de me camer et je suis plus ou moins devenu clean.

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Plus ou moins?

Lias Saoudi: Avec la Fat White, on avait une tournée sold out prévue en Asie mais le virus est arrivé. On a perdu tout notre fric en tickets d’avion, visas et autres conneries du genre. On avait réalisé une bonne année. Et là, on était ruinés. Alors, on s’est dit qu’on allait partir vivre dans les montagnes algériennes. Il n’y a pas d’héroïne. Il n’y a pas de cocaïne. On pourrait y construire notre Graceland djihadiste. On était déjà en Algérie avec Nathan. Saul et Alex White devaient nous rejoindre mais les aéroports ont commencé à fermer. Soit on restait tout fauchés en Algérie, sans trop savoir combien de temps et à quel point cette maladie était dangereuse. Soit on repartait à la maison. On a décidé de rentrer mais je n’avais pas de plan. Pas d’appartement.

Tu t’es réveillé en Angleterre en train de tourner un remake des Évadés…

Lias Saoudi: J’ai d’abord atterri chez mon père pendant une grosse semaine à Cambridge. On s’est pris la tête. Je suis parti. Et je me suis retrouvé en coloc à Londres avec Alex Sebley de Pregoblin. On s’est effectivement mis en tête de réaliser un remake des Évadés sur nos téléphones portables. Pourquoi Les Évadés? Parce que c’est une histoire de prison et parce qu’on était tous en cage. La première règle qu’on s’est fixée, c’était de se limiter à une seule prise. On voulait tourner le pire remake de tous les temps. Être les plus merdiques possible. Jusqu’à 10 000 personnes nous ont suivis en ligne. Ça nous a foutu la pression. Alex est très talentueux et je l’adore, mais il lui arrive de faire sa diva. Et là, il a voulu aborder les choses plus sérieusement. Donc j’ai abandonné. Avec du recul, je regrette. Je pense qu’on serait rentrés dans l’Histoire.

Tu t’es alors mis à bosser sur votre biographie, Ten Thousand Apologies: Fat White Family and the Miracle of Failure?

Lias Saoudi: Adelle (Stripe, écrivaine et journaliste, NDLR) m’avait contacté auparavant. J’allais être en tournée, je lui aurais envoyé un paragraphe par-ci par-là. Puis la pandémie nous est tombée dessus. J’ai toujours aimé l’idée d’écrire sans jamais m’y essayer. J’avais rédigé des essais à l’école mais depuis je me contentais de paroles. Adelle voulait écrire une biographie du groupe. Ce n’était pas ce qui m’intéressait mais je me suis dit que ça pouvait être marrant si on faisait ça bien. Et j’ai adoré.

Tu es jeune pour écrire une biographie?

Lias Saoudi: Oui. Mais beaucoup de mes auteurs favoris font dans l’autofiction. Je pense à Geoff Dyer, Emmanuel Carrère, Rob Doyle… J’aime ce genre de littérature qui fait ­tomber les frontières entre la réalité et ce qui ne l’est pas. Ça m’a servi de thérapie.

Ça t’a aussi motivé à arrêter la came?

Lias Saoudi: Je n’ai pas décidé. Je n’ai d’ailleurs jamais complètement arrêté. Je faisais juste quelques semaines, parfois un mois, sans même boire. J’ai réalisé que c’était juste une question d’anxiété sociale. Quand toute socialisation avait disparu, quand il n’y avait plus de concerts, quand il n’y avait plus de fêtes, quand il n’y avait plus de mésaventures sexuelles, je ne voulais pas me retrouver chez moi tout seul en train de picoler ou de prendre de la coke. Donc, j’ai juste arrêté naturellement les sauvageries. Ça m’a amené un peu de clarté et ça m’a permis d’écrire. J’ai repensé ma discipline.

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Ta discipline?

Lias Saoudi: Ouais, j’écrivais le matin. J’avais lu un truc sur la routine quotidienne de Schopenhauer. Il se levait, il prenait un bain, buvait un café, écrivait pendant quelques heures. Il partait pour une promenade et lisait pendant quelques autres. Il soupait. Puis, il allait rendre visite à une prostituée, ce que je n’ai pas fait… Mais je me suis quand même plié à son régime. J’ai lu un tas de trucs. De la philosophie, de l’Histoire…

Tu as pensé mettre fin au groupe?

Lias Saoudi: Tu te poses forcément des questions. Peut-on faire un album sans Saul? Et puis est-ce qu’on devrait le faire? C’est à la fois un dilemme professionnel et éthique. Mais quel choix as-tu? C’est ton gagne-pain. C’est ça ou tout laisser tomber. On avait déjà en partie fonctionné sans lui sur le troisième. Il a toujours été à la fois dehors et dedans. Il a essayé de saboter le projet. Mais c’est devenu de pire en pire. Après deux ans, 12 000 livres de budget engloutis, des sessions en Norvège et à Paris, je pense qu’il voulait nous faire enregistrer un disque à la Metal Machine Music. Un truc totalement invendable.

Bowie, Prince, Gainsbourg, bossa nova, italo disco… Au final, il y a même du Gil Scott-Heron sur votre disque.

Lias Saoudi: J’imagine que ça a toujours été là. Moi, pour le coup, j’avais avant tout des références littéraires. Je voulais un disque davantage guidé par les paroles. C’est toujours ce que j’avais voulu faire sans le pouvoir. Je n’avais pas de concept. Tu peux enregistrer n’importe quel disque et puis lui en trouver un. Les artistes font ça tout le temps. Ils trouvent une cohérence après coup. Je pense que ce qui nous entoure est devenu incroyablement bizarre. Et si ce disque parle de quelque chose, c’est d’embrasser cette étrangeté. Tu as entendu cette histoire de gens qui ont un accident de voiture et qui sont tellement saouls qu’ils survivent? Parce que leur corps est souple. Des mecs qui dégringolent une cinquantaine de marches d’escaliers mais ils vont bien parce qu’ils étaient particulièrement relâchés. Ce n’est pas l’histoire de ma vie, mais c’est ce que j’entends par le pardon du titre. Les chocs brutaux nous tombent dessus. Mais que peut-on faire à part les absorber? Je suis tellement en colère contre la dévaluation de l’artiste dans la société. Cette moralisation. Tout n’est plus que technique. Aucun espace pour le rituel, pour le sacré. Pour le fou, pour le barde… Avant, il y avait une place pour ce genre de personnes dans la société et l’espace public. Toute cette tradition a été balayée de la surface de la civilisation au profit de l’efficacité maximum. Tout ce qui est plus spirituel, tout ce qui n’a pas vraiment d’explication est diminué, moqué… Tout doit être rangé quelque part dans ce monde postmoderne. Tout ça me fâchait. Mais mieux vaut en rire. De toute façon, c’est complètement ridicule. C’est un niveau baroque d’absurdité. Relâche ton corps dans le cataclysme.

Ce qui se passe en Palestine doit quand même te secouer.

Lias Saoudi: Bien sûr. Mais c’est juste pas une surprise. C’est comme ça que le monde fonctionne, noyé dans ses contradictions et son hypocrisie. On doit tous agiter le drapeau de l’Ukraine et pleurer sur son sort. Mais l’establishment et les médias occidentaux vont te dire que des enfants en Palestine ont été « trouvés morts ». Ils n’ont pas été tués. Abattus. Bombardés. Démembrés. On les a « trouvés morts ». Je suis plus enclin à lire des publications conservatrices au final. Au moins elles font ce qu’elles disent. Ce qui me débecte, c’est le New York Times et le Guardian qui te bassinent de moralisation raciale mais qui, dès que ça tourne mal, approuvent cette brutalité parce qu’elle est nécessaire à l’impérialisme occidental. Ils sont le bras progressiste du capital. Au moins maintenant, le roi est nu. Ces postures et ces chicaneries morales mordent la poussière. Ce sont aussi eux qui ostracisent et persécutent les artistes et attendent qu’ils se comportent dans le monde comme des politiciens travaillistes moyens. Qu’ils déshabillent leur art de leurs valeurs essentielles et de leur liberté pour favoriser une culture de la peur et de la dénonciation. Tout ça trahit ce que je considère comme l’essence de la vie. C’est quoi l’idée? « On a le pétrole. C’est bon. Ils peuvent tous cramer. »

Le clip de Bullett of Dignity est un hommage à Pierre et Gilles (celui de Today You Become Man sorti depuis revisite en Algérie le Bitter Sweet Symphony de The Verve, NDLR)?

Lias Saoudi: C’était mon idée. Je suis vraiment fasciné par leur travail. Je n’ai jamais bossé avec eux. J’ai demandé à Domino, notre label, mais on m’a dit que ça coûterait probablement beaucoup trop d’argent. Tout le monde connaît Pierre et Gilles. Même si c’est souvent sans le savoir. J’adore cet univers de perversion exquise. Le clip de Religion for One est lui l’œuvre de mon pote Michael William West. Je l’ai appelé et le lendemain, il avait déjà tout le concept. Une petite histoire autour de l’inceste, du cannibalisme, de la jalousie. Ce n’est probablement pas un investissement génial que le clip en 2024. Mais le label a l’air de penser le contraire. Je n’ai jamais été un grand investisseur de toutes façons. On perd du fric. Et on en a toujours perdu pour nos labels. Á part peut-être Trashmouth. Parce qu’il n’avait pas un rond à nous filer. Je pense qu’on est ce que j’appellerais une « signature de crédibilité ». Un peu comme une vitrine de magasin.

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La chanson John Lennon, c’est du vécu?

Lias Saoudi: Oui. J’étais là pour bosser sur le disque d’Insecure Men. Je trainais dans les parages. Je prenais beaucoup de kétamine à l’époque. Yoko Ono est arrivée. Sean a commencé à lui faire un massage. C’était vraiment bizarre. Mais je vais te remettre tout ça dans son contexte. Ça devait être en 2017. J’étais arrivé la veille du Cambodge où j’avais passé trois mois. J’y avais trouvé une plage hippie avec un bar où tu pouvais acheter des champignons, de l’acide, du speed, de la MDMA. C’était le paradis. À part pour la musique. Si elle avait été décente, j’y serais encore. Bref, j’ai rencontré ce magnifique Nigérian libanais. J’étais défoncé. Il m’a embarqué avec lui sur sa moto. Deux jours plus tard, j’étais sur cette bécane et je flippais en voyant défiler le sol et les paysages. On a cherché des filles de ville en ville. Et on ne les a jamais trouvées. Je devais commencer à bosser sur notre troisième album. Alors je suis parti sur une petite île très isolée. J’ai pris de l’acide, du valium, de l’herbe. Et j’ai essayé d’écrire des paroles. Comme je m’emmerdais, je me suis mis, dans le seul bar internet de l’île, à consulter mes messages non lus sur Facebook. Ceux envoyés par des gens que tu ne connais pas. Peut-être que quelqu’un s’intéressait à moi. Qu’il y avait une fille sexy que j’avais ratée. À la place, je suis tombé sur un truc des forces de police australiennes. Je pensais que c’était une blague. Mais il y avait plein d’infos sur le fait que j’y étais poursuivi pour exhibitionnisme. Ça parlait d’infraction sexuelle. De la peine que j’encourais… Ça a vraiment foutu mes vacances en l’air. J’ai dû me trouver des avocats depuis là-bas. Claquer plusieurs milliers de livres pour qu’ils me défendent. Convaincre sur le fait que c’était de l’art, de la performance. Que c’était toujours ce que j’avais fait. J’ai dû dresser une liste de célébrités qui me reconnaissaient en tant qu’artiste et prouver que je n’étais pas un freak pervers. J’ai gagné. J’ai pu rejoindre New York. Et c’est là que j’ai rencontré Yoko. Elle ne m’a pas beaucoup parlé mais elle m’a quand même dit que je lui rappelais son mari. Elle m’a dit: « C’était un chanteur tu sais. » Comme si je pouvais l’ignorer… Quand tu es sous l’effet de certaines drogues, tu as l’impression de ressentir l’intériorité de l’autre. Tu as accès à ses profondeurs. Avec Yoko, j’ai ressenti cette tragédie personnelle profonde. Une tristesse pour ce qui était arrivé. Ce n’était plus du papier peint culturel. Une histoire biblique. Et là, je me suis dit, et si j’étais John Lennon? Ça avait l’air d’être quelqu’un de charmant, John, mais aussi un peu un bâtard, non? Je l’ai imaginé qui harcelait Yoko depuis les cieux, lui disant qu’elle devait ramener son cul. J’ai trouvé ça drôle. J’espère que Sean ne l’a pas trop mal pris. C’est bizarre, je le reconnais. Mais si Yoko est quelque chose, c’est assurément étrange…

Fat White Family, Forgiveness Is Yours. 
Distribué par Domino.


 Le 01/06 au Trix (Anvers) et le 03/07 au Grand Mix (Tourcoing).

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