Comment Christine van Geen déconstruit le mythe de l’allumeuse

Sue Lyon dans Lolita, réalisé par Stanley Kubrick. © Corbis via Getty Images

Avec Allumeuse: genèse d’un mythe, Christine van Geen livre un essai passionnant qui déconstruit, à travers les représentations artistiques, la figure de l’allumeuse, mythe incandescent qui contribue à asseoir la domination patriarcale.

Il est des mots que l’on entend depuis toujours sans trop s’interroger sur leur origine ou leur signification réelle, qui ponctuent nos conversations, accompagnent nos lectures et imaginaires de fiction. Une allumeuse, on voit bien ce que c’est, non? Sauf que quand on se penche sur son sens, on tombe d’emblée sur un os, une étonnante contradiction: l’allumeuse serait celle qui attise le désir des hommes sans ambition aucune de le satisfaire. « Mais quelle femme aurait intérêt à provoquer un désir qu’elle ne compte pas assouvir, s’exclame en riant jaune Christine van Geen? Ça me semble être une très mauvaise idée. » Mauvaise, et dangereuse. Car attiser le désir, le provoquer, c’est donner une excuse pour le passage à l’acte, une relation intime non désirée, un viol ou une agression sexuelle. « Désigner les femmes comme des allumeuses, c’est un moyen de faire tenir l’édifice patriarcal, explique l’autrice. C’est un renversement de culpabilité, typique des systèmes de domination. Tous les dominants essaient de faire endosser la responsabilité de leur souffrance aux dominés. On s’invente des excuses pour se donner bonne figure. Quand je me suis aperçue que ce mot n’avait pas été vraiment étudié, je me suis dit qu’il était temps de s’y pencher. » Et ce n’est pas un hasard si son champ d’investigation, ce sont les représentations artistiques qui fondent nos imaginaires, car l’allumeuse est avant tout un objet de récit, un récit masculin. Elle est le syndrome absolu du male gaze, ce qui en fait un sujet d’étude ultra contemporain, tout en étant ­profondément inscrit dans l’Histoire.

Christine van Geen

Allumeuse vs allumé

C’est un mythe dans le sens où la figure relève de l’imaginaire (« du mytho même, comme on dirait aujourd’hui« ), mais aussi dans le sens où il remonte à la nuit des temps. « La première allumeuse, c’est Ève! C’est donc littéralement la première femme », souligne Christine van Geen. Elle est ontologiquement fautive, coupable par définition. Elle a cédé à la tentation… « Sauf que quand on observe le texte biblique de près, on s’aperçoit que ça relève d’une interprétation postérieure et patriarcale. Toutes les femmes, filles d’Ève, seraient des tentatrices… mais la Bible ne dit pas ça! Dans le texte, Ève n’a ni plus ni moins pêché qu’Adam. » On comprend donc que dès l’origine, « il n’y a pas d’allumeuse sans récit, sans regard. L’allumeuse est un personnage, un ensemble de signes. Le cinéma s’en empare dès ses débuts. The Flirt de Billy Gilbert (1917) désigne par son titre déjà une figure d’allumeuse. Le protagoniste, dans une position de voyeur, observe les gens à la dérobée dans un parc. Il aperçoit une jeune femme à son goût qu’il suit dans un restaurant. Elle répond à ses questions, lui sourit, jusqu’à ce que son mari la rejoigne. Quand j’ai voulu en extraire une image pour illustrer le livre, ça ne marchait pas. Ça n’illustrait pas le concept de l’allumeuse. Quand on a une image seule, on n’a pas le récit, on ne voit pas une allumeuse. Tout récit contient une interprétation, il assigne des rôles, et des intentions. La question est ici: qui raconte? C’est fondamental. »


Il est sûrement temps, avant d’aller plus loin, de revenir sur les origines du mot, et de noter, au préalable, que le mot n’existe pas au masculin. « Alors ça déjà, c’est le red flag absolu! En général, les mots qui n’existent qu’au masculin veulent tous dire la même chose… » À ce sujet, l’autrice cite rien moins que Michaël Youn sous son avatar de rappeur Fatal Bazooka, et son édifiante chanson C’est une pute: « Un gars, c’est un jeune mec, et une garce, c’est une pute (…) Un allumeur, ça allume le gaz, une allumeuse, c’est une pute. » En passant, on en revient à l’étymologie de l’expression, « que l’on doit à la maréchaussée parisienne. Au XIXe siècle, on devait encore allumer les réverbères à la main tous les soirs. À cette heure-là, les femmes bien rentraient à la maison. Celles qui restaient dehors, c’était les péripatéticiennes. Le mot est intéressant, car il comporte la notion de feu, métaphore filée très ancienne pour parler d’amour. » Le terme va faire florès, il est d’ailleurs repris dans la grande littérature, et notamment chez Joris-Karl Huysmans. « La première occurrence littéraire du mot figure dans son roman Là-bas, publié en 1891. Huysmans est un écrivain extrêmement précieux. Chez lui, l’allumeuse, c’est celle qui échappe. Pour exister, le désir a besoin de quelque chose qui ne peut pas être résolu. Le poète aime désirer, pour cela, il faut que le fantasme persiste. L’allumeuse est bien pratique pour ça, puisqu’elle allume le feu sans l’éteindre. »

C’est à cette époque également que s’édifie une iconographie qui sert à « signifier » l’allumeuse, avec l’apparition de l’appareil photo portable, que l’on retrouve dans les bordels. Les vêtements et accessoires des prostituées de l’époque, comme le porte-jarretelles, les bas, les guêpières vont comme se figer, et perdurer au-delà même de leur usage par les femmes. « Ces images sont gelées, ça signale bien que l’on ne parle pas de femmes réelles. Cette imagerie est sans cesse revisitée. Dans le film de Charles Vidor Gilda, par exemple, quand Rita Hayworth enlève ses gants, c’est comme si elle enlevait ses bas. Tout se cristallise à ce moment-là. »

Rita Hayworth dans Gilda © Corbis via Getty Images

De Salomé à Lolita

Mais avant même cette réification de l’allumeuse par le biais d’un uniforme, sa figure existe déjà dans les arts. On l’a vue avec Ève, elle a bien des « successeurs » (mot qui n’existe qu’au masculin, contrairement à allumeuse). « On croise de nombreuses femmes désignées comme ­séductrices dans les arts, qui cherchent à séduire les hommes pour se jouer d’eux, de façon maléfique. Des figures qui ont traversé les temps et les mémoires, Ève, Cassandre, les Sirènes, Salomé. Mais quand on se penche sur les textes originels, on ne trouve pas d’allumeuses! Ces mythes portent en eux leur propre contre-poison, puisqu’ils désignent l’imposture du récit. Prenons Salomé, qui rappelons-le, est une enfant de 12 ans. C’est une enfant victime d’un désir de domination des adultes qui n’a pas de limite, une véritable hubris. La petite fille danse à la demande de sa mère, sans chercher à séduire, pourtant son beau-père devient fou d’amour. On notera que les voiles et toute l’imagerie orientale apparaissent bien plus tard, au XIXe siècle, où l’orientalisme se superpose à la misogynie. Il n’y a pas d’allumeuse dans cette histoire, pourtant Salomé est montrée comme telle chez Apollinaire ou Flaubert. Ce dernier admet d’ailleurs que le texte évangélique ne l’intéresse pas. Il sait que les petites filles ne veulent pas séduire les vieux messieurs. Mais ça lui permet de fantasmer. Le fait que ce soit faux excite aussi le mâle dominant. »

Cette histoire d’enfant allumant le désir des hommes rappelle un autre personnage devenu archétype malgré lui, celui de Lolita. Pour rappel, dans Lolita, Vladimir Nabokov raconte le désir obsessionnel d’un homme pour une fillette de 12 ans. Ce qui est fascinant, c’est que même quand un auteur homme raconte l’histoire d’un allumé, celle d’Humbert Humbert, on la transforme en celle d’une allumeuse, celle de Lolita. Et Nabokov se retrouve dépossédé de son récit, lui-même stupéfait par ce qu’il appelle « l’ouragan Lolita ». « C’est un texte qui dénonce, appuie Christine van Geen. Pour y voir une jeune femme séductrice, il faut vraiment le vouloir. La vision de Kubrick à cet égard est une folle trahison, puisque le film adopte sans le questionner le point de vue d’Humbert Humbert. » Là réside sans doute l’une des clés de compréhension du malentendu autour de la notion d’allumeuse. Ce qui est au cœur finalement, ce n’est pas tant l’allumeuse elle-même, figure éthérée, que l’allumé, seul auteur du récit de séduction. Ce sont finalement les hommes les héros, au sens performatif du terme, de cette histoire.

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Mais que se passerait-il si l’on tentait d’inverser le paradigme? Et si l’allumeuse était un allumeur? « Alors ce serait une comédie! Les femmes sont des séductrices et les hommes sont séduits dans nos imaginaires. Le renversement de cet archétype est source de comique. Ken dans le Barbie de Greta Gerwig n’est pas un séducteur qui ferait fantasmer en vrai. On retrouve ce renversement dans Madame est servie par exemple, ou encore dans l’excellent Jacky au Royaume des filles de Riad Sattouf. C’est une véritable démonstration philosophique. » De fait, le film est une démonstration par l’absurde du fait que cette séduction imposée pour atteindre une forme de pouvoir est une question de domination et non de genre. Dans la société patriarcale, le pouvoir socio-économique est du côté des hommes. Reste aux femmes la séduction, un pouvoir « magique » qu’on leur attribue, et dont elles usent pour grappiller des miettes de pouvoir.

Le texte de Christine Van Geen prend soin non seulement de souligner ce déséquilibre fondamental, mais aussi de déployer des pistes de réflexion, qui mèneraient à la fin de l’emprise pour aller vers ce qu’elle nomme la « déprise ». L’idée est d’en finir avec les injonctions qui vont avec le mot allumeuse, qui en font « un mot bâillon: tu n’as pas droit au récit, tu n’as pas droit à la parole, c’est moi seul qui sais ce que tu es, à quoi ton désir est voué, et ce désir est voué à me séduire ».

Parmi les émancipations possibles, il y a la flamboyance des Drag Queens, qui « reprennent tous les codes de l’allumeuse, elles en détachent les symboles d’une problématique de genre et des relations hétéronormées. Elles les signalent comme un ensemble de signe, comme une performance. » Il y a le refus de la dictature de la séduction, que représentent des icônes pop comme Adèle Haenel, délestée de son costume d’actrice, à qui l’on « reproche davantage son changement d’apparence que les propos qu’elle tient, pourtant très engagés, preuve que cesser de séduire, c’est terrifiant pour le système patriarcal ». Enfin, il y a Emma, Marianne, Elinor ou bien sûr Elisabeth, les héroïnes de Jane Austen. « Je pense qu’elles m’ont sauvée, s’enthousiasme Christine Van Geen. J’ai trouvé chez elles un modèle moral. Cette façon de voir les rapports entre hommes et femmes. Dans Orgueil et préjugés, Elisabeth commence par refuser la demande en mariage de Darcy. Elle lui reproche le mépris qu’il a pour elle et sa famille. Il doit admettre que non seulement il a un point de vue sur elle, mais qu’elle a elle aussi un point de vue sur lui. Il y a réciprocité. Et c’est le contraire de la domination. La domination, c’est considérer que l’autre n’est pas digne d’avoir un regard, un point de vue. » On en revient ainsi au début de notre conversation. L’allumeuse est avant tout un objet de récit, soit un mythe ou un fantasme. Ce qui veut dire qu’à partir du moment où elle devient sujet du récit, il n’y a plus d’allumeuse.

Allumeuse: genèse d’un mythe, de Christine Van Geen, éditions du Seuil, 192 pages.

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