Dès sa sortie, au printemps 1973, The Dark Side Of The Moon de Pink Floyd devient l’emblème de la réussite Hi-Fi. Investigation d’un succès haute fidélité.

ars 1973. Les chambres d’ados ont des tentures orange qui forment d’intéressants reflets sur les posters de Slade et de T. Rex. Le Premier ministre belge s’appelle Edmond Leburton, un socialiste wallon à la coiffure de ténor soviétique. Yves Leterme a treize ans et la Coccinelle trimballe toujours sa carlingue populo d’avant-guerre. Le Jazz Bilzen est à son zénith rock et la pop music est encore une curiosité, qui squatte une fois ou deux par mois Forest National, ouvert en 1971 avec les ballets de Maurice Béjart. Au Chili, l’Unité populaire de Salvador Allende est battue aux législatives. L’IRA commet deux attentats sanglants à Londres. Dans le meilleur cas, les intérieurs belges ressemblent à de lointains cousins de province du mega-design d’ Orange Mécanique sorti trois ans plus tôt. Au tourne-disque, se substitue « la chaîne »: les enceintes Marantz ont des peaux gaufrées, la Goldring de Lenco est la platine du moment, un ampli Sansui est complété par un lecteur de cassettes Aiwa. Le tout s’appelle hi-fi. Et c’est déjà très chic.

Poème sonique

Lorsque Pink Floyd sort The Dark Side Of The Moon le 24 mars 1973, il n’a encore rien du groupe mammouth que cet album-là va faire de lui. Depuis ses débuts en 1965 sous l’influen- ce de Syd Barrett -qui quitte la formation trois ans plus tard- le Floyd a enflammé l’underground londonien et psychédélique. Mais après sept albums, son in-fluence s’est considérablement internationalisée, il est devenu l’un des titulaires de la scène progressive anglaise. Depuis toujours, l’expérimentation lui sert de carte de visite formelle, sans que le facteur pop ne soit exclu d’une sarabande de dérives acides et de suggestions hypnotiques. Avec Echoes, un morceau de vingt-trois minutes paru sur Meddle en 1971, le Floyd offre une délirante balade en stéréo, rebondissant d’un bout à l’autre des possibilités hi-fi dans un carnaval voluptueux. Ce poème sonique libère des séquences jouées à la pédale wah-wah qui sonnent comme des envolées entières d’albatros. Cette esthétique faite d’effets naturalistes et de bruits du quotidien va s’épanouir au coeur de The Dark Side… .

Travail manuel

Les quarante-deux minutes et cinquante-huit secondes du disque commencent par Speak To Me et la sonorité d’un c£ur qui bat, le volume occupant peu à peu le centre précis de la stéréo, rejoint par un mix de voix lointaines et de bruits divers, rotors d’hélicos, mouettes criantes et crissements de caisse enregistreuse. Cette intro d’une minute éclate tel un fruit mûr dans Breathe et sa guitare caressante, presque hawaïenne. Premier indice d’un album qui prêche l’envoûtement comme vertu sonore. Il est clair qu’il s’écoute mieux en position assise, si pas écroulée, dans un sofa peu résistant: face à la « chaîne », à la fois meuble et symbole inflexible du confort stéréo. L’usage récurrent du synthétiseur VCS 3 -mis au point deux ans auparavant par un ingénieur de la BBC- domine On The Run où les corolles grondantes se libèrent de gauche à droite, avant de revenir dans l’autre sens, flirtant avec l’auditeur à la manière d’un gros insecte vrombisseur. En cela, le disque s’écoute comme on regarde un film, bien au-delà du cadre restrictif d’une simple chanson. A une époque où les blockbusters cinés ne sont pas encore truffés d’effets sonores, les horloges de Time bluffent et donnent une profondeur de champ complètement absente des disques rock habituels. Même topo avec les caisses enregistreuses qui font le coup de fric sur Money: Floyd nous en donne pour notre argent et le tube sera planétaire. Dans son entreprise ambitieuse, le groupe reçoit l’aide précieuse d’un jeune ingénieur du son: Alan Parsons. La performance de ce technicien d’à peine vingt-cinq ans, formé aux Studios Abbey Road (sur l’album des Beatles du même nom), est d’autant plus remarquable que le travail sur seize pistes est strictement analogique. Les trucages sont manuels: Parsons enregistre les sons, colle et rassemble les morceaux de bandes.

Orgasme v-ocal

Dans cette masse de symboles soniques se dessinent les thèmes obsessionnels de Roger Waters – toutes les formes de conflit et de déshumanisation – et un questionnement cru des années septante, qui marquent la fin de la consommation innocente. Reste le morceau emblématique du disque, qui, sous couvert d’aborder la religion et la mort, traque un autre motif sous-jacent à la société seventies: l’érotisme. Sur une structure planante, The Great Gig In The Sky dialogue entre le saxophone mâle de Dick Parry et la voix aérienne de Clare Torry. La prestation de cette vocaliste anglaise évoque un orgasme majeur et durable, au diapason d’un impressionnant vibrato: The Dark Side… agit aussi comme manifeste de la libération des sens. Mais pour sa prestation en studio sur ce moment-clé de l’histoire du Floyd, Torry sera généreusement créditée de 30 £. Trente-deux ans plus tard, un accord financier lui attribuera également la composition de la partie vocale de The Great Gig In The Sky. L’amour en stéréo, c’est mieux! L’album réunit différents publics – planeurs fous, cadres branchés, amateurs d’orchestral, fans de rock… – et devient d’emblée un succès conséquent. Au fil du temps, le disque s’ins- talle comme septième meilleure vente d’albums de tous les temps: quarante millions d’exemplaires, sept-cent quarante et une semaines consécutives dans les charts US. Il s’en écoule toujours un million de copies chaque année, chiffre imposant qui semble nier la démodabilité de l’objet. En 2003, The Dark Side Of The Moon gagne une version en 5.1 et de nouveaux amateurs de performance sonore. On a sans doute changé les tentures de la chambre d’ado, mais pas forcément tous ses disques.

The Dark Side Of The Moon () est disponible en format CD, LP et SACD chez EMI.

Texte Philippe Cornet

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