BERTRAND BONELLO BROSSE UN PORTRAIT ÉMINEMMENT PERSONNEL DE YVES SAINT LAURENT, SUIVANT LE COURS SINUEUX D’UNE DÉCENNIE AVEC LAQUELLE LE STYLISTE SUT FAIRE CORPS, DE 1967 À 1976. ET SALUANT L’ICÔNE TOUT EN METTANT EN SCÈNE LA FIN D’UNE ÉPOQUE, AU CoeUR D’UN FILM CLASSIEUX

Bertrand Bonello s’attelant à un biopic, la nouvelle n’avait pas manqué de surprendre, tant l’on imaginait mal le réalisateur du Pornographe se plier aux contraintes d’un genre à ce point balisé. A l’autopsie, rien de cela toutefois, son Saint Laurent (lire critique page 24) étant à la biographie filmée quelque chose comme ce que… la haute couture serait au prêt-à-porter. Pour autant, l’entreprise n’était pas sans risques, le premier découlant de l’existence d’un projet concurrent, le Yves Saint Laurent de Jalil Lespert. « Nous avions commencé à travailler sans stress particulier, commence le cinéaste, au lendemain de la première projection cannoise de son film. Jusqu’au jour où, après quatre mois d’écriture, nous avons appris qu’un autre film devait se faire. D’un seul coup, l’équation économique s’en est trouvée fort compliquée, la question étant de savoir si le marché était capable d’absorber, en quelques mois, deux films sur le même sujet… » Conséquence directe, Bonello devra composer avec un budget largement inférieur à celui escompté, contretemps auquel viendra s’ajouter le fait de voir son film arriver bon second sur les écrans. « Je savais que l’autre film sortirait en janvier, mais je n’ai pas voulu faire la course, préférant consacrer du temps à mon travail. Etre le second est toujours plus difficile, mais je ne voulais pas faire un mauvais film pour terminer premier. Je suis quelqu’un de lent, qui prend du temps à l’écriture, au montage, et je tenais à ce que ce film soit vraiment précis, ce qui requiert du temps également. J’ai donc assumé. » Sage décision, à en juger par le résultat. A quoi l’on ajoutera, histoire de clore le chapitre, que s’ils embrassent bel et bien le même sujet, difficile, en tout état de cause, de concevoir films plus différents.

Le sens du timing

Se défiant d’une biographie strictement informative, Bonello a choisi de circonscrire son Saint Laurent à une décennie, courant de 67 à 76, celle où la vie de son modèle d’un film se met à jouer au yo-yo -haut(s), bas, fragile. Et de revendiquer bien fort sa licence artistique: « Une fois que vous tournez un film qui ne soit pas un documentaire, vous ne prétendez pas dire la vérité. Si vous le faites, vous êtes au choix stupide ou fasciste. Ma liberté découle du fait que j’exprime mon point de vue, inspiré des faits à partir desquels j’essaye de créer quelque chose qui donne un film de cinéma. Si l’on n’est intéressé que par les faits, on peut aller sur Wikipédia: ils s’y trouvent, de même que le moment où ils se sont produits. »

Armé de ce principe, le réalisateur a composé de Yves Saint Laurent un portrait à facettes, tout en le lovant intimement dans son temps: « C’est une époque où le statut de la femme change dans le monde, et Yves Saint Laurent a su faire le lien entre cette évolution vers plus de liberté et la mode. » Ainsi, par exemple, en réinventant certains classiques du vestiaire masculin au féminin: « Marlène Dietrich avait eu ce look dans les années 30, Chanel l’avait fait également, et Yves a eu l’inspiration de le proposer à un moment où les femmes le voulaient à nouveau, leur disant: « Je vais vous habiller comme des hommes, et vous serez plus féminines encore. » Le génie d’Yves Saint Laurent n’est pas, à mes yeux, d’inventer des choses, mais de les faire avec un timing parfait. » Soit, en l’occurrence, l’étoffe dont l’on fait les icônes: « Il est considéré comme le dernier des grands designers de mode. Il y en a eu d’autres après, mais il incarne la fin d’une époque, ce qui m’intéressait également. »

Une affaire de style

En l’occurrence, le cinéaste aura trouvé là matière à faire résonner cette oeuvre de commande avec sa filmographie en général, et L’Apollonide en particulier, précédente immersion dans un monde agonisant. Avec ce dernier, Saint Laurent partage encore de se dérouler dans un environnement aux déclinaisons claustrophobes. « Il m’est très vite apparu difficile d’imaginer Yves en rue, par exemple. Il a créé un univers dépourvu de fenêtres qui, en dépit des fêtes, incessantes, et du luxe, omniprésent, devient une sorte de prison.«  Mais si les appartements du créateur tiennent du mausolée, le voyage mental que propose Bonello n’en est pas moins incandescent, qu’habite intensément Gaspard Ulliel: « Au moment de choisir, la ressemblance n’était pas un critère suffisant, relève le réalisateur. Je dois être autant intéressé par mon acteur que par son personnage, sinon, on est juste dans l’imitation, et ça ne présente guère d’intérêt. Nous avons travaillé avec Gaspard afin qu’il y ait dans le film autant de lui que de Saint Laurent. Je voulais quelque chose d’incarné, un film vivant, et non un musée. »

Le reste serait notamment question de style, qualité dont n’est certes pas dénué un réalisateur virtuose. Ainsi d’un usage classieux du split screen en deux moments clés du film, sans qu’il faille y voir une quelconque coquetterie: « La première scène est très simple en termes de narration, et met en parallèle Yves créant des robes, et le monde qui change. Je voulais dire par là que si l’immense talent de Saint Laurent est unanimement reconnu, des choses plus importantes se produisaient également, manière d’adopter une position critique sans être méchant. L’autre scène en split screen répond à la question de savoir comment montrer les défilés autrement qu’à la télévision. C’est là que j’ai pensé à une peinture de Mondrian, l’un des premiers modèles célèbres d’YSL, et comme un geste de peintre pour montrer des robes. » Un feu d’artifices, à moins qu’il ne s’agisse de haute couture…

ENTRETIEN Jean-François Pluijgers, À Cannes

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content