Les lanceurs d’alerte, ennemis de l’intérieur

Edward Snowden, déclinaison contemporaine du lanceur d'alerte, dans le biopic d'Oliver Stone.
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Pendant tout l’été, Focus décline les différentes incarnations du rebelle au cinéma. Avec, en guise de conclusion, un gros plan sur le lanceur d’alerte, rebelle en col blanc le plus souvent, opérant depuis l’intérieur du système pour en dénoncer les irrégularités et autres dérives et éveiller les consciences.

Chaque semaine, gros plan sur un archétype du rebelle au cinéma.

Les histoires de lanceurs d’alerte, le cinéma en est friand depuis longtemps, à tel point que l’on ne compte plus ce que les Américains ont baptisé des « whistleblowers movies », un genre généralement bien balisé, où un individu isolé se dresse contre un système corrompu qui ne le ménage pas en retour, le héros obtenant gain de cause et le bon droit l’emportant en dernier recours. Voilà du moins pour le modèle d’origine, à une époque où l’appellation n’était pas encore déposée, lequel s’est depuis étoffé, le monde n’étant définitivement pas aussi noir et blanc que ne voulaient le donner à penser les classiques hollywoodiens. Ceux, fort estimables au demeurant, de Frank Capra par exemple, qui se fera, dans ses comédies populistes inspirées -les Mr. Deeds Goes to Town (1936), Mr. Smith Goes to Washington (1939), ou autre Meet John Doe (1941)-, le chantre de l’individu lambda croyant aux vertus et aux idéaux de la nation américaine, et se heurtant aux puissants les ayant dévoyés, rebelle en col blanc avant l’heure.

Mr. Smith Goes to Washington
Mr. Smith Goes to Washington© Getty Images

De la comédie populiste au thriller politique

Les films de Capra ne se concevaient pas sans happy end; le cinéma a, depuis, été rattrapé par le principe de réalité, avec aussi ce que cela induit comme nuances venues donner du relief au parcours de ces figures héroïques évoluant dans les zones grises du quotidien. Sans surprise, le lanceur d’alerte s’épanouit dans une société dont les valeurs vacillent, en proie à l’estompement de la norme suivant une expression qui fit florès en son temps, et à la dissimulation, et cela, que ce soit dans la sphère des affaires, ou dans l’administration de la chose publique. Oliver Stone, qui consacrait en 2016 un biopic à Edward Snowden, l’homme qui avait révélé l’existence de programmes de surveillance de masse américains et britanniques, en connaît un bout sur la question, qui nous confiait alors: « On dirait que de nos jours, l’essentiel de l’information nous est communiqué non par les gouvernements mais par les whistleblowers. Ce sont eux qui nous apprennent ce qui se passe vraiment. Ils ont une grande importance pour la société. Ils tiennent bon, et nous avons beaucoup à apprendre de ces gens qui sont prêts à enfreindre la loi et aller en prison parce qu’ils obéissent à un intérêt supérieur. Sans Daniel Ellsberg, nous n’en saurions pas autant sur la guerre du Viêtnam par exemple. »

Three Days of the Condor
Three Days of the Condor© FilmPublicityArchive/United Arch

Considéré comme le premier lanceur d’alerte de l’Histoire, Ellsberg est l’homme derrière les Pentagon Papers, des révélations explosives sur l’engagement américain au Viêtnam, dont la publication, en dépit des menaces des autorités, par le New York Times puis le Washington Post au début des années 70, fera basculer définitivement l’opinion contre la guerre -un épisode auquel Steven Spielberg consacrait, en 2017, The Post. Le journaliste en effet est régulièrement l’allié objectif du lanceur d’alerte quand il ne se substitue pas à lui pour sonner l’alarme, et l’on ne compte pas le nombre de films où son action éveille les consciences (lire ci-dessous), de The Chinese Syndrome de James Bridges, en 1979, autour du danger nucléaire, à The Insider, de Michael Mann, 20 ans plus tard, sur les pratiques coupables de l’industrie du tabac.

The Insider
The Insider

Autant dire que le thriller politique sera longtemps un genre privilégié par ce rebelle en col blanc, qui trouve dans le cinéma américain des années 70 un terrain d’expression tout désigné, chez Alan J. Pakula bien sûr, avec The Parallax View (1974), fiction paranoïaque découlant de l’assassinat de JFK, suivi du séminal All the President’s Men (1976), sur l’enquête du Washington Post qui devait déboucher sur le scandale du Watergate, ou encore chez Sydney Pollack par exemple, dont Three Days of the Condor (1975) suit un agent de CIA découvrant l’existence d’un réseau clandestin infiltré au sein même de l’agence…

La Fille de Brest
La Fille de Brest

Seul(e) contre tous

Le genre a gagné là sa grammaire, à laquelle se référeront de nombreux films par la suite. L’individu se débattant avec une affaire qui le dépasse, avec le prix à payer pour ses découvertes et l’angoisse pouvant en résulter, reste un moteur narratif aussi puissant qu’inépuisable, et cela qu’il soit purement fictif ou emprunté à la réalité. Il adoptera, au fil des décennies, des profils variés -pointons ainsi, tous inspirés d’histoires vraies, les destins de Karen Silkwood qui, dans le film réalisé par Mike Nichols en 1983, dénonce les pratiques délictueuses de l’usine de traitement nucléaire qui l’emploie; de Josey Aimes qui, dans North Country, de Niki Caro (2005), portera devant la justice le harcèlement incessant dont elle était l’objet de la part de ses collègues mineurs; La Fille de Brest, d’Emmanuelle Bercot (2018), ou l’histoire d’Irène Frachon, dont le combat sera à l’origine du scandale pharmaceutique du Mediator; Erin Brokovich (Steven Soderbergh, 2000), l’assistante juridique et militante de l’environnement qui révélera une affaire de pollution d’eaux potables en Californie par la Pacific Gas and Electric Company. Des femmes dans un monde d’hommes le plus souvent, se retrouvant à lutter Seule contre tous, comme le suggérait le titre français du film de Soderbergh. Et cela, quel que soit l’enjeu soulevé ou l’ampleur de la tâche…

Erin Brokovich
Erin Brokovich

De fait, l’individu se heurtant au système est généralement un électron libre, un constat que l’on peut appliquer aux situations les plus diverses. Ainsi, pour s’écarter un temps du seul terrain des donneurs d’alerte, Marie-Georges Picquart, le lieutenant-colonel qui, par sens du devoir et de l’honneur, s’oppose à sa hiérarchie et à la société française d’alors pour obtenir la réhabilitation d’Albert Dreyfus dans J’accuse (2019) de Roman Polanski. De Jacques Vergès, l’avocat des causes les plus improbables, défenseur du terroriste Carlos comme de Klaus Barbie, à qui Barbet Schroeder consacrait le documentaire L’Avocat de la terreur en 2007, expliquant combien il avait été fasciné par son ambiguïté. De Tommaso Buscetta, Il traditore de Marco Bellocchio (2019), le mafieux qui, rompant avec l’omerta et se livrant au juge Falcone, allait ébranler les fondements de Cosa Nostra. Ou encore, dans un registre totalement différent, de Mark Zuckerberg, créateur de Facebook, dont The Social Network (2010) de David Fincher, retrace l’histoire « d’insurgé culturel », instigateur de l’ultra-communication virtuelle voué pourtant à une solitude définitive.

The Social Network
The Social Network

En eaux troubles

Zuckerberg est assurément un produit de son époque, dérivée des eighties. Et entre le rebelle isolé et l’individualiste forcené, la distance n’est parfois qu’infime, postulat qu’illustrent une série de films s’étant colletés avec le règne de l’argent fou, terreau fertile s’il en fût, au premier rang desquels bien sûr Wall Street, que signait Oliver Stone en 1987. Il y croque le destin de Gordon Gekko, financier dominant l’univers des traders de sa morgue et son cynisme, fort d’un axiome sans appel, « Greed is good », réfractaire aux règles du système comme à loi au nom de la poursuite exclusive de son intérêt personnel -l’on est bien loin, en tout état de cause, des idéaux naïfs mais généreux d’un Frank Capra. Signe des temps, le gourou de Wall Street connaîtra de nouvelles aventures 23 ans plus tard, dans Money Never Sleeps du même Stone, pour constater que finance et morale sont deux notions inconciliables.

Money Never Sleeps
Money Never Sleeps© 20th Century Fox/courtesy Everet

Adaptant Bret Easton Ellis, Mary Harron s’était pour sa part penchée, dans American Psycho (2000), sur le cas Patrick Bateman, golden boy dont la réussite financière insolente s’assortit d’une non moins inéluctable perte d’identité -rétif aux conventions, certes, mais plus encore absent à sa part humaine, en quelque conte moral outrancier. Martin Scorsese s’y frottera également, signant, avec The Wolf of Wall Street (2014), le portrait (inspiré de faits réels) de Jordan Belfort, un trader ambitieux qui pensait pouvoir mettre Wall Street à ses pieds à la faveur d’une combine juteuse élaborée sans l’ombre d’un scrupule au lendemain du krach de 1987, un océan d’excès pour horizon suivant le précepte que trop n’est jamais assez. Plus dure sera la chute, la bulle ne pouvant qu’exploser, comme ne se fera faute de l’observer Margin Call, de J.C. Chandor (2012), un drame situé à la veille de la crise de 2008, dont il démontait les mécanismes, tout en décryptant les dilemmes moraux tenaillant des protagonistes ne pouvant que contempler le spectacle du désastre annoncé.

Dark Waters
Dark Waters© Focus Features

Un constat en demi-teinte, en phase avec un présent anxiogène et la perspective de lendemains incertains, contexte dans lequel, sans surprise, les films sur les lanceurs d’alerte ont prospéré, n’en finissant plus d’interpeller sur la société d’aujourd’hui. Biopics, comme Snowden donc, ou The Fifth Estate, de Bill Condon, sur Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks (objet également du documentaire We Steal Secrets, d’Alex Gibney), et d’autres encore, consacrés à des figures moins médiatisées, tels Official Secrets, de Gavin Hood (2019), sur Katharine Gun, employée des renseignements britanniques ayant révélé les mensonges d’État ayant favorisé l’invasion de l’Irak en 2003, ou The Report, de Scott Z. Burns, (2019) retraçant l’enquête opiniâtre de Daniel Jones, un employé du Sénat américain, sur les méthodes d’interrogatoire initiées par la CIA au lendemain du 11 septembre… Mais aussi drames inscrits dans un réel théâtre de dérives innombrables, comme The Informant!, de Steven Soderbergh (2009), où le cadre d’un géant de l’agroalimentaire décide de dénoncer les pratiques de la société qui l’emploie, Matt Damon faisant par ailleurs le lien avec Promised Land, de Gus Van Sant (2012), où il s’élevait, trahi, contre les agissements non moins condamnables de la société de gaz naturel dont il était jusqu’alors le serviteur zélé. Et jusqu’à Todd Haynes qui, s’écartant du champ mélodramatique ayant fait sa réputation, signait récemment avec Dark Waters un drame « prodécural » engagé, autour du combat (inspiré d’une histoire vraie) mené par l’avocat Robert Bilott. Lequel, bien que spécialisé dans la défense des industries chimiques, allait prendre au début des années 2010 fait et cause pour des agriculteurs victimes d’une pollution provoquée par le géant américain DuPont, dont il deviendrait « le pire cauchemar » suivant l’expression du New York Times. Rebelle, mais de l’intérieur…

En quête de vérité

The Post
The Post

Des journalistes, le cinéma en a mis en scène d’innombrables, offrant du métier toutes les déclinaisons possibles et imaginables, dans un spectre allant du Citizen Kane d’Orson Welles, inspiré du magnat de la presse William Randolph Hearst, à Marcello, le reporter people romain que campait Mastroianni dans La Dolce Vita de Federico Fellini; de David Locke, l’homme fatigué du monde de Profession: reporter, de Michelangelo Antonioni, à Charles Tatum, le chasseur de scoops cynique qu’interprétait Kirk Douglas dans Ace in the Hole, de Billy Wilder, que rejoindrait dans l’absence de scrupules Louis Bloom/Jake Gyllenhaal, le traqueur d’images de Nightcrawler, de Dan Gilroy; une poignée d’exemples parmi beaucoup d’autres. Une figure s’est toutefois plus particulièrement imposée avec le temps, celle du journaliste se démenant pour faire émerger une vérité cachée, résistant aux pressions les plus diverses, et déjouant au besoin complots et machinations. Pas un rebelle per se, mais son complément idéal, un empêcheur de tourner en rond et, partant, un héros traquant sans relâche les dérives des pouvoirs. En la matière, le film emblématique demeure bien sûr All the President’s Men, d’Alan J. Pakula (1976), retraçant dans un magistral suspense teinté d’angoisse sourde l’enquête opiniâtre de deux journalistes d’investigation du Washington Post, Bob Woodward et Carl Bernstein (Robert Redford et Dustin Hoffman), qui allaient révéler le scandale du Watergate, entraînant la démission du président Nixon.

Les Hommes du président
Les Hommes du président

Un indispensable contre-pouvoir

On n’a guère fait mieux depuis en matière de films sur le journalisme, même s’ils sont quelques-uns à pouvoir soutenir la comparaison. The Insider (1999), de Michael Mann, est l’un d’eux, réunissant Russell Crowe et Al Pacino -un expert se retournant contre ses anciens employeurs pour dénoncer les méfaits de la nicotine et la dissimulation dont ils sont l’objet, et un producteur de télévision- dans un combat sans merci avec le lobby américain du tabac, au coeur d’un thriller en mode paranoïaque. Spotlight, de Tom McCarthy, en est un autre, qui revenait, en 2015, sur le travail exemplaire du pool investigation du Boston Globe, dont l’enquête rigoureuse autour d’une affaire de pédophilie au début des années 2000 allait déboucher sur un scandale sans précédent au sein de l’Église catholique américaine. Un modèle d’intelligence et de sobriété, récompensé par l’Oscar du meilleur film. George Clooney pour sa part signera, avec Good Night, and Good Luck (2005), un vibrant et classieux hommage en noir et blanc à Edward R. Murrow (David Strathairn), présentateur vedette de CBS dans les années 50, et opposant virulent et inlassable au sénateur Joseph McCarthy, le tenant de l’infamante chasse aux sorcières visant les communistes américains. Non sans anticiper, visionnaire, les dérives qui guettaient la télévision, celles que mettra aussi en scène Sidney Lumet dans Network (1976), avec en ligne de mire la course à l’audience. Héroïsme aussi avec Veronica Guerin (2003), de Joel Schumacher, où Cate Blanchett incarnait une journaliste irlandaise du Sunday Independent qui paiera de sa vie ses enquêtes sur le trafic de drogue à Dublin. Ou encore avec L’Enquête (2015), de Vincent Garenq, thriller politico-financier démontant, sur les pas de Gilles Lellouche prêtant ses traits au reporter de Libération Denis Robert, les rouages de l’affaire Clearstream. Et l’on en passe.

À l’instar du lanceur d’alerte, le journaliste a du reste connu, ces dernières années, un regain d’intérêt cinématographique, aidé sans doute par le fait qu’à l’ère du « fake news » entretenue par l’actuel locataire de la Maison-Blanche, la presse apparaît plus que jamais comme un indispensable contre-pouvoir. Steven Spielberg ne s’y est pas trompé qui, dans The Post (2017), revenait, tout en sobre classicisme, sur l’affaire des Pentagon Papers, quand le Washington Post avait décidé, sous l’égide de Katharine Graham (Meryl Streep), de dévoiler un scandale remontant jusqu’au sommet de l’État autour de l’engagement américain au Viêtnam et du tissu de mensonges l’ayant accompagné. Un autre scandale, ayant agité le Landerneau médiatique américain celui-là, alimentait pour sa part le récent Bombshell, de Jay Roach, lorsque le tout puissant boss de l’ultra-conservatrice Fox News avait l’objet de plaintes pour harcèlement sexuel de femmes journalistes ayant osé briser la loi du silence. Et d’inscrire dans l’urgence d’un air du temps post-#MeToo une quête intransigeante de justice et de vérité, dont le cinéma, américain mais pas que, a régulièrement fait son miel…

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