Lafosse, Garrone, Coppola… Quand la fiction siphonne le réel

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Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Si la fiction s’est toujours «inspirée d’histoires vraies», jamais sans doute les réalisateurs et les écrivains n’ont autant écumé le réel. Pourquoi pas, du moment que les artistes parviennent à le sublimer.

Pas plus tard qu’en septembre dernier, on dressait déjà le constat: la fiction est sous perfusion du réel. Depuis, l’engouement pour les faits divers, les pages d’Histoire ou la vie des people n’a pas faibli. Au contraire. Un coup d’œil aux films à l’affiche ces jours-ci donne la mesure du phénomène: de Un silence, le nouveau Joachim Lafosse, à Io capitano, de Matteo Garrone, en passant par Priscilla, de Sofia Coppola, ou encore Le Cercle des neiges, de Juan Antonio Bayona, le cinéma sur grand ou sur petit écran n’en finit pas de butiner dans le jardin de l’histoire (avec un «h» minuscule ou majuscule selon les cas).

Un constat que l’on peut faire également ailleurs dans la grande maison de la création. Les séries télé notamment ne sont pas en reste. Après Sambre et The Watcher, place à Tout pour Agnès (sur France 2, avec en toile de fond les années 70 et la disparition mystérieuse d’une jeune fille à Nice dans le monde des casinos) ou au Code du crime (un énième produit Netflix autour d’un célèbre braquage à la brésilienne). En attendant les feuilletons “librement inspirés” de la vie du créateur de mode Cristóbal Balenciaga (sur Disney+ dès le 19 janvier) ou d’une célèbre trafiquante de cocaïne colombienne (Griselda, sur Netflix à partir du 25 janvier). Et on ne parle même pas de la tripotée de documentaires montés comme des thrillers sous amphétamines consacrés à tout ce que la planète compte de demi-dieux du sport. Si cela marche dans un sens, pourquoi cela ne fonctionnerait-il pas dans l’autre?

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Sans surprise, la littérature (comme la BD) mange aussi de ce pain-là. Les livres de Russell Banks, de Joy Sorman ou de François Médéline, pour ne prendre que ces trois exemples de la rentrée d’hiver, tissent tous des liens étroits avec des événements ayant eu lieu: le premier se met en scène dans une vraie-fausse autobiographie d’un vieux puritain repenti (Le Royaume enchanté, Actes Sud), la deuxième navigue entre roman, essai et reportage pour dresser le portrait à charge de la machine judiciaire (Le Témoin, Flammarion), le troisième recolle avec toute la liberté formelle du romancier les morceaux de l’affaire Cahuzac, gros scandale politico-financier de l’ère Hollande (La Résistance des matériaux, La Manufacture des Livres). La frontière est devenue tellement floue entre le réel et la fiction que de nombreux éditeurs n’indiquent même plus “roman” sur les couvertures de ces récits hybrides, au risque pour le lecteur de prendre la vessie des faits relatés pour la lanterne de la vérité historique. Pour les “acteurs” de ces affaires, dont la vie se retrouve parfois étalée au grand jour avant même que les blessures ne se soient refermées ou que la justice se soit prononcée, cette interprétation très libre de leur vécu a souvent du mal à passer. Et entraîne son lot de procès. Au juge ensuite de placer le curseur de la liberté d’expression au bon endroit. Pas simple.

Paresse intellectuelle? Panne d’inspiration? Opportunisme marketing (quel meilleur VRP pour un film que Napoléon?)? Certes, les grosses plateformes ont flairé le filon et écument la rubrique fait divers. En ce moment, après la vague des true crime stories, on voit que la crise des opiacés a la cote (Dopesick, Painkiller…). Mais tous les artistes ne se contentent heureusement pas de passer les annales au micro-ondes. Les plus talentueux et inspirés se servent juste du réel comme Zip pour lancer leur barbecue. La réalité (qui dépasse toujours la fiction) est une formidable machine à produire des scénarios originaux. Les plus ordinaires comme les plus dingues. Pourquoi alors se casser la tête à imaginer une intrigue boiteuse si la nature et la folie humaine apportent des scripts sur un plateau? D’autant que la question de la vraisemblance est réglée dans ce cas. Rien n’empêche ensuite de s’éloigner du canevas de départ pour en faire un conte universel. C’est l’esprit qui préside par exemple à Un silence, où l’affaire Victor Hissel se dilue rapidement dans une réflexion dérangeante sur les séquelles du silence coupable, laquelle fait en outre écho à la propre histoire douloureuse du réalisateur (lire le dossier ici). Un film doublement inspiré de faits réels en somme. Et en même temps complètement original. C’est ça la magie de l’art.

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