Ecrans, austérité, repli sur soi: la culture est-elle en péril?

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Par Laurent Raphaël

Concurrence féroce des écrans, cures d’austérité, repli sur soi… Et si la culture était en voie d’extinction?

Vivrons-nous bientôt dans un monde sans culture? La question peut paraître saugrenue. Les expos événements -surréalisme à Bruxelles, impressionnistes à Paris- attirent toujours la grosse foule, les cinémas résistent -la fréquentation dans les salles belges était en hausse de 13,55 % en 2023- à la concurrence féroce des plateformes -dont certaines comme Sooner, Hulu ou Filmo sont du reste aussi des vecteurs de créations artistiquement ambitieuses-, les places s’arrachent encore et toujours pour les concerts des stars internationales -coucou Taylor Swift-, et même l’édition, qu’on enterre régulièrement sur l’autel digital, plie mais ne rompt pas si l’on en juge par le succès (entre 70 et 75 000 visiteurs) de la dernière Foire du livre.


Derrière ces nouvelles rassurantes pourtant, une petite musique nettement moins réjouissante gagne du terrain. Comment ainsi ne pas s’inquiéter des résultats de cette étude de Statbel sur les pratiques culturelles, révélant que 40 % des Belges n’ont pas ouvert un livre au cours des douze derniers mois? On a cru un moment que le Covid avait redonné le goût de la lecture. L’embrasement a été de courte durée.


En facilitant le décrochage scolaire, en dopant l’addiction aux stupéfiants numériques, la pandémie a même eu l’effet inverse sur les jeunes: elle a coupé le cordon avec la chose imprimée. C’est ce que confirme une vaste enquête française: le temps de lecture quotidien ne cesse de rétrécir -au bénéfice des écrans, qui captent l’attention des 16-19 ans à raison de cinq heures par jour. Je confirme: faire lire le grand ado de 17 ans qui niche sous mon toit est un combat épuisant sinon désespéré. Sans même être le plus connecté de sa promotion, il ne semble plus en mesure d’apprécier une activité intellectuelle qui ne sature pas instantanément son cortex de stimuli audio et/ou vidéo.


Pas très rassurant pour le futur, même si de nouvelles formes d’expérimentation de l’altérité et du « dépassement » de soi, ingrédients indispensables d’une société apaisée, verront probablement le jour grâce à -ou à cause de- l’IA. Dans le même temps, une autre menace, plus structurelle celle-là, semble également se renforcer: 
la situation exsangue des villes et des États pousse les autorités à sacrifier un secteur qui, en période de crise singulièrement, devient accessoire. Un risque mineur? Déclarée en faillite, la ville de Birmingham en Grande-Bretagne a décidé de sucrer la moitié de ses subsides culturels pour cette saison. Un moindre mal puisqu’ensuite, ils seront purement et simplement supprimés. À charge pour les institutions touchées de compenser les pertes par du sponsoring. Un pas dangereux vers la privatisation de la culture.


Quand on sait que Bruxelles, qui a une taille équivalente au chef-lieu des Midlands, a elle aussi des problèmes de trésorerie (13 milliards de dette fin 2023), on peut commencer à s’inquiéter. Certains n’en font d’ailleurs pas mystère. Bart De Wever, qui courtise les francophones, a émis l’éventualité de flinguer le projet Kanal au nom de l’orthodoxie budgétaire. Le seul projet artistique ambitieux de la capitale de l’Europe, qui sera aussi un levier de revitalisation d’un axe urbain sinistré, passerait à la trappe. Autant déjà prévoir d’y reloger une prison…


Car que se passera-t-il si on suit la pente savonneuse de la déculturation? La même chose que quand on met l’accent sur la répression en oubliant la prévention. On creuse le fossé entre ceux, minoritaires, qui ont accès à la culture, à la beauté et les autres, dépourvus des codes ou simplement des moyens pour s’arracher à leur condition (le billet d’entrée du Metropolitan Museum à New York est désormais de… 30 dollars).


Ce déficit culturel et ses conséquences, Édouard Louis les décrit très bien dans Monique s’évade, le nouveau récit touchant qu’il fait de « l’évasion » de sa mère des griffes de son dernier compagnon. La dépossession matérielle mais aussi culturelle bride, enferme, réduit au silence. Et n’a pas seulement privé cette femme d’innombrables plaisirs mais l’a surtout empêchée d’être pleinement actrice de sa vie et d’échapper aux oppressions multiples.


« La barbarie, c’est de faire de la culture un luxe« , disait 
Victor Hugo. À méditer en scrollant sur Insta… ●

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