Petit pays: le génocide rwandais vu et vécu à hauteur d’enfants

Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Le génocide rwandais vu et vécu à hauteur d’enfants: le roman de Gaël Faye était déjà un classique et son adaptation en BD devrait le devenir aussi. Le duo de Marzi le réinvente avec brio pour en garder toute l’émotion.

En bande dessinée franco-belge, les beaux projets prennent du temps. La première fois que Marzena Sowa et Sylvain Savoia, respectivement la scénariste et le dessinateur de Marzi -superbe série autobiographique sur la jeunesse polonaise de l’autrice- ont entendu parler de Petit pays, le roman de Gaël Faye, et d’une possible adaptation, c’était en 2017. Soit un an seulement après la sortie du livre, déjà auréolé d’un énorme succès public et critique. « Nous pensions nous lancer dans l’adaptation d’un autre roman qui se passait en Afrique, dans les années 30, explique le duo. Notre éditeur, José-Louis Bocquet, venait lui d’être sollicité par Grasset pour envisager un Petit pays en BD. Il y a vu une évidence.« 

Sept ans plus tard, alors que d’autres adaptations ont déjà vu le jour, l’évidence a pris la forme d’un roman graphique de 130 planches, qui a tout et rien à voir avec le roman. Tout parce qu’on y retrouve bien sûr l’histoire de Gaby, un petit Franco-Rwandais vivant au Burundi et profitant pleinement de ses 10 ans, 
entre ses copains, sa sœur, son père blanc et sa mère issue de l’ »ethnie » Tutsi. Sauf que nous sommes en 1994 à Bujumbura et que la haine monte tant au Burundi qu’au Rwanda voisin. Dans quelques mois, la région va basculer dans l’horreur absolue et près d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants, Tutsis et Hutus modérés, vont être sauvagement massacrés. Et rien à voir avec le roman, parce que notre duo de bédéistes chevronnés a complètement réinventé cette fiction littéraire pour en faire un « vrai » récit qui n’appartient qu’à la bande dessinée. En émergent alors une tension, une émotion et une humanité qui n’appartiennent qu’à ce livre-là et où tous se retrouvent, y compris Gaël Faye.

Complètement libres

« La rencontre avec Gaël a été déterminante. Il fallait savoir si nous étions « compatibles », mais on s’est tout de suite captés, on s’est très vite rendu compte qu’on avait la même sensibilité, entame Sylvain Savoia. C’est quelqu’un de très humble et accessible, qui dégage beaucoup de choses. Mais il avait envie d’apprendre, sans connaître grand-chose de la bande dessinée et de sa grammaire. Il nous a donc laissés complètement libres, avec un regard très bienveillant. Il a tout de suite compris qu’il ne s’agissait pas de faire une « simple » retranscription illustrée de son texte. Il fallait qu’on puisse s’en emparer, que ce récit devienne aussi le nôtre. Et il y avait donc besoin d’un gros travail de réécriture. »

« Pour que ça devienne aussi mon histoire, j’ai complètement éclaté le roman, séquence par séquence, confirme Marzena Sowa. Tout en le lisant et le relisant des dizaines de fois, j’ai isolé chaque scène et tout recomposé, parfois en fusionnant des personnages, parfois en évacuant des scènes ou des individus pour garder la trame, l’émotion et bien sûr le contexte historique. Ma coloc bruxelloise était remplie de Post-It. « Notre » Petit pays se passe uniquement au Burundi et au Rwanda quand Gaby est petit par exemple, on ne retourne pas en France avec lui. Par contre, on a évidemment gardé la voix off, très proche des mots de Gaël dans son roman, mais c’est aussi un peu ma signature, 
un principe que j’utilise beaucoup entre autres dans Marzi, pour être au plus près du ressenti du personnage et parfois ralentir la lecture. »


Et de fait, on ne peut s’empêcher de reconnaître l’autrice de Marzi derrière ce récit « d’une enfance bousillée par l’Histoire », même si le découpage et le rendu graphique lorgnent cette fois plutôt du côté des Esclaves oubliés de Tromelin, précédent grand œuvre de Sylvain Savoia, cette fois en solo et déjà chez Aire Libre. Un dessin extrêmement précis et lisible qui tend son semi-réalisme vers plus de réalisme, « sans l’être totalement. C’est plutôt une espèce de croisement entre ce que je sais faire et ce qu’il me plaît de faire, où je me permets parfois dans un contexte « réaliste » un dessin plus synthétique ou au contraire expressif, en m’affranchissant de l’académisme. »

Une impressionnante réussite graphique qui doit aussi beaucoup à sa maîtrise des couleurs, et à son sens aigu de la fluidité et de la retenue, là aussi au diapason du ton de Gaël Faye. « En dessinant, j’avais toujours à l’esprit qu’on adaptait là un roman très populaire, qui a touché un large public, qui est prescrit dans les collèges et lycées. Nous savions aussi que le contexte tient de l’histoire récente, que des gens qui vont le lire auront peut-être vécu de près ou de loin ces événements. Il fallait donc être le plus juste et le plus précis possible, explique Sylvain, n s’est donc énormément documentés en amont, et Gaël nous a fourni énormément de documentations, entre autres toutes ses photos de famille. Il fallait aussi éviter toute surenchère ou des images trop polémiques. Il n’y a ici, je crois, aucune image « facile » pour comprendre que la situation est 
horrible. C’était notre volonté à tous les trois: faire ressentir une peur profonde aux lecteurs, plutôt que de lui faire voir des images violentes. Des sensations plus que des images qui perturbent et qui au final ne servent pas le propos, celui, universel, d’un adieu à l’enfance. »

Petit pays, de Sylvain Savoia et Marzena Sowa, d’après Gaël Faye, ­éditions Aire Libre/Dupuis, 128 pages.

Déclinaisons multiples

Petit pays – Le roman

Prix Goncourt des lycéens, prix du premier roman, prix du roman Fnac, prix des étudiants France Culture… Dès sa sortie en 2016, le roman de Gaël Faye, très inspiré de sa vie sans être autobiographique, trouve un public (jeune) et des critiques (dithyrambiques). Disponible en poche dès l’année suivante, c’est devenu un classique, largement diffusé dans les écoles. L’écriture simple et le propos humaniste et jamais manichéen expliquent en partie ce succès hors norme et très fédérateur.

Petit pays – Le film

L’adaptation ciné est la première à être sortie du bois des éditions Grasset, conscientes de tenir là un sujet multi-­plateformes. Très fidèle au roman, réalisé par Éric Barbier -qui s’était déjà essayé à l’adaptation avec La Promesse de l’aube– et (trop) porté par le personnage du père de Gaby, incarné par Jean-Paul Rouve, le film Petit pays est sorti… entre deux périodes de confinement, ratant le grand public soudain moins friand de récit génocidaire sur grand écran.

Petit pays – Le spectacle

C’est le metteur en scène Frédéric Fisbach qui a été le premier à adapter Petit pays au théâtre avec l’accord, la complicité et la voix off de Gaël Faye lui-même. Une première adaptation le concernant, et une création qui mêle acteurs sur scène et décors du Rwanda projetés sur écran. Le metteur en scène y commence par la fin du roman, mais reste fidèle au texte et au propos, encore une fois susceptible d’attirer les jeunes et « les futurs citoyens » au théâtre. Un spectacle créé en 2022, qui a tourné en France en 2023. En Belgique en 2024?

Petit pays – La chanson

Arrêtez tout: avant le roman, le film, la pièce de théâtre et la bande dessinée, il y eut la chanson. Gaël Faye, avant d’être romancier est auteur-­compositeur aux influences slam et hip-hop. C’est en 2013, sur son premier album solo Pili pili sur un croissant au beurre, qu’apparaît Petit pays, spoken word sur guitare sèche et clip tourné au Burundi. « Réputation recouverte d’un linceul, Petit pays pendant trois mois tout le monde t’a laissé seul. »

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