Ce matin, je me suis dissocié… (édito)

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Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Quand un banal entraînement de vélo se transforme en expérience métaphysique. Celui qui pédale n’est pas toujours celui que l’on croit. La dissociation, c’est ici et maintenant.

Le sport et la culture occupent une place prépondérante dans mon existence. J’ai besoin de ma dose quotidienne de l’un et de l’autre. Le premier me vide la tête, la seconde y panse mes névroses. Un duo bien rôdé mais qui ne se croise pas souvent, un peu comme ces ouvriers qui travaillent sur les mêmes postes mais à des heures différentes.

À l’occasion pourtant, un dialogue se noue entre la tête et les jambes. Un film qui met en scène les hauts et les bas d’un athlète (le Raging Bull de Scorsese par exemple), un roman qui relate une course épique (au hasard, La Grande Course de Flanagan de Tom McNab) et c’est mon corps qui pense et mon cerveau qui pédale. L’autre jour, la connexion s’est établie dans l’autre sens. J’ai vécu une expérience métaphysique vertigineuse sur mon vélo qui a éclairé d’un jour nouveau un thème régulièrement croisé lors de mes pérégrinations culturelles, sans que j’y prête jusque-là une attention particulière.

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Cette épiphanie, je la dois à Zwift, le programme de cyclisme virtuel massivement multijoueur le plus utilisé au monde. Quand il fait un temps à ne pas mettre un Cannibale dehors, je pratique mon sport favori sur un home trainer. Mon vélo de route amputé de sa roue arrière est fixé sur un support qui communique avec ma tablette. Ainsi équipé, je peux sillonner au chaud et au sec les paysages réels ou imaginaires du jeu en ligne (comme des milliers de joueurs au même moment aux quatre coins de la planète). À l’écran, mon avatar épouse en temps réel ma cadence. Cela ne vaut évidemment pas les “vraies” sensations d’une sortie nez au vent, mais c’est toujours mieux que de pédaler dans le vide comme un hamster.

Depuis peu, Zwift a ajouté une nouvelle fonction. Lorsqu’on s’attaque à l’un des cols (KOM pour les initiés) qui peuplent les différentes cartes, la machine génère automatiquement le fantôme de sa dernière ascension. Une expérience métaphysique étrange. Je me retrouve ainsi à me pourchasser moi-même sur les pentes de l’Alpe d’Huez dans une sorte de mano à mano spatio-temporel digne de Tenet, le thriller SF de Christopher Nolan. Je suis à la fois le meneur ET le poursuivant. Ou l’inverse.

Un dédoublement de personnalité pour le moins perturbant. Dont le premier effet -sans doute voulu par les concepteurs- est de me pousser à me surpasser pour ne pas me laisser distancer par mon moi d’il y a une ou deux semaines. Car à la contre-performance s’ajouterait sinon la sensation insupportable de me voir dépérir en direct. Le second, c’est de me faire prendre conscience que je suis en train de vivre ce qui se rapproche le plus d’une dissociation. Et c’est là que ça a fait tilt.

Depuis quelques mois sinon quelques années, nous multiplions ces échappées belles hors de nous-mêmes. La faute en partie à la dématérialisation de notre environnement qui nous conduit à prêter notre psychisme à des avatars et autres clones numériques. Dans les jeux vidéo mais aussi sur les réseaux sociaux qui favorisent l’émergence d’identités alternatives, déconnectées du réel et souvent désinhibées. La faute aussi à la multiplication des menaces extérieures -réelles ou supposées- qui font craindre le pire et nous poussent à fuir les traumas dans des mondes parallèles.

Ce n’est donc pas un hasard si la fiction se fait l’écho de cette fugue psychique collective. Une série comme Severance a exploré avec brio tous les recoins et les implications philosophiques de la dissociation. Lors de la dernière rentrée littéraire, la philosophe française Nadia Yala Kisukidi en faisait d’ailleurs le titre et le sujet d’un (premier) roman d’apprentissage célébrant le pouvoir de l’imagination. Quant au site de critique musical Pitchfork, il voyait même dans notre passion pour les passe-temps manuels et les chansons prônant une forme de distanciation, notamment chez Cate Le Bon, les signes de notre besoin de changer d’air. Cette “lobotomie chic” serait donc une réponse au cocktail explosif de la pandémie, du dérèglement climatique et autres joyeusetés du capitalisme tardif. Là-dessus, je me mets en danseuse pour avaler les derniers mètres du col mythique aux 21 virages et laisser loin derrière moi -ah, ah, ah- mon frère siamois.

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