Un an de clubbing sous corona: état des lieux dans le secteur de la nuit

Murder on the dancefloor? Le secteur de la nuit attend désespérément son réveil. © Getty Images/iStockphoto
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Un an après le premier confinement, les pistes de danse restent toujours désespérément vides. Comment les clubs et le monde de la nuit ont-ils tenu le choc? Coup de sonde dans un secteur qui ne sait plus sur quel pied… danser.

« Que faire de ses week-ends quand il n’y a plus moyen de sortir en club? Déjà, on redécouvre le principe du samedi matin« , rigole Zoé Devaux. En l’occurrence, ce jour-là, elle s’est levée pour rejoindre la manifestation Still standing for culture, organisée à Bruxelles, sur la place du Jeu de Balle. Elle n’habite pas très loin de là. « Du côté de la gare du Midi. Quand j’ai emménagé, c’était d’ailleurs parfait. Je pouvais sortir à pied au Fuse, au C12, c’était génial. » Et puis, du jour au lendemain, les clubs ont dû fermer. Depuis lors, la piste de danse est restée muette. Au beau milieu de sa vingtaine, Zoé a « l’impression de se faire voler des moments précieux« . Diplômée en journalisme, passionnée de musiques électroniques, elle a toujours pensé évoluer dans ce milieu-là. « J’ai eu un contrecoup quand j’ai réalisé que le secteur dans lequel je voulais bosser pouvait s’arrêter aussi brutalement. »

La jeune femme en a alors profité pour reprendre un master en études de genre et développer Rebel, plateforme centrée sur les questions de diversité dans le milieu des musiques électroniques. Elle a également retrouvé un mi-temps dans l’organisation du festival Paradise City. En croisant les doigts pour qu’il puisse avoir lieu… « L’an dernier, on a quand même pu offrir une alternative, en proposant d’assister aux DJ sets depuis des barques. » D’autres ont également essayé de maintenir une activité. Le Fuse a dansé par bulles à Tour & Taxis, le festival Horst a installé son « restaurant », le rooftop de la Bibliothèque royale a accueilli les habitués du Catclub et de Play Label Records, etc. Mieux que rien? Moitié du duo Front de Cadeaux formé avec Ugo, DJ Athome est partagé. « Au départ, 2020 était bien remplie, avec des dates à Dour, au Berghain, etc. Tout a été annulé. J’ai quand même pu jouer deux fois, durant l’été, à Rome. La première fois, c’est parti en vrille, il n’y avait plus de distanciation, c’était hallucinant. La seconde, c’était lors d’un festival, devant un public assis et masqué. Avec Ugo, on a joué un set de deux heures. J’avais l’impression que c’était interminable. Horrible. J’avais juste envie de rentrer chez moi… »

Un Paradise City remanié a été l'une des bulles d'air pour les clubbers.
Un Paradise City remanié a été l’une des bulles d’air pour les clubbers.© BELGA/AFP

Cofondatrice du collectif Bledarte, Maja-Ajmia Yde Zellama n’a pas davantage apprécié l’expérience du DJing sous Covid. « Vous êtes loin, vous portez un masque, vous avez presque l’impression d’être un pestiféré (Rires). En plus, l’une des deux seules fois où j’ai pu jouer devant des gens, il ne faisait même pas particulièrement bon, la plupart avaient même ramené un plaid. » Maja a également participé à deux livestreaming, diffusés depuis le VK, avec « des lights, de la fumée -il en faut peu pour être heureux« . Par contre, pas de session à domicile balancée en direct sur Facebook. « Mixer seule dans ma cuisine, en matant d’un oeil les commentaires, ça ne me branchait pas trop. » Également réalisatrice, elle s’est donc davantage consacrée à l’écriture de ses prochains projets. Elle a aussi investi le réseau Clubhouse, avec des discussions sur « la « représentation des acteurs maghrébins dans les cinémas belges et français » ou « comment vivre une relation amoureuse quand on est une femme carriériste » (Rires). En vrai, ce qui manque le plus, c’est précisément le contact humain, les rencontres. Et l’adrénaline. Je ne bois pas, je ne fume pas, donc la musique est vraiment ma seule « échappatoire ». Aujourd’hui, sans ça, la vie paraît fort vide. Alors, bien sûr, je la remplis avec d’autres choses. Mais sans retrouver la même intensité. »

DJ Athome voit très bien de quoi Maja parle. En semaine, Maurizio Ferrera de son vrai nom est psychologue, actif depuis plus de 20 ans à Infor-Drogues. Habituellement, il enregistre quelque 350 consultations chaque année. « L’an dernier, de mars à décembre, j’en ai compté 600. » Dans son cabinet, Maurizio voit défiler pas mal de monde lié au monde de la nuit. « Dont certains qui avaient l’habitude de prendre des produits pour faire la fête. Sauf qu’aujourd’hui, il n’y a plus de fête. Du coup, ça dérape vite. » En général, le malaise est de plus en plus prégnant. « Ce qui m’inquiète le plus, c’est de voir l’augmentation de troubles de l’adaptation, liés généralement à un événement irréversible -un décès, la perte d’un emploi… Aujourd’hui, je vois des gens super jeunes qui n’arrivent plus à se projeter dans l’avenir. C’est très inquiétant. Il est vraiment temps que ça bouge… »

Dans le flou

Il y a un peu plus de trois ans, Audrey Di Troia lançait son agence de booking, Full Colorz. Elle se rappelle bien des jours précédant le lockdown. « Le dernier soir, je n’ai même pas été boire un verre. Je pensais que ça allait durer deux, trois semaines maximum. » Entre-temps, elle a grappillé frénétiquement tout ce qu’elle a pu: Fifty Session au Parc royal, Nuits Bota, DJ set à l’Eden de Charleroi, ou encore free party « dans une sorte de pré« , juste avant que la police ne débarque sur le coup de minuit. Professionnellement, 2020 aurait dû être la meilleure année depuis la création de sa structure. « Je me suis pris une grosse baffe. Il a fallu annuler la plupart des concerts, en reporter d’autres -pour certains, ça fait déjà quatre fois qu’on recule la date. » En septembre dernier, elle s’est donc lancée dans une formation de guide-nature, à mi-temps. « Parce que je pense qu’après ce virus, il y en aura d’autres… » Pas question pour autant de lâcher son boulot-passion. « Je suis toujours restée le plus possible en lien avec mes artistes, en allant chercher des aides, en travaillant sur des résidences, des clips, etc. Le plus compliqué, c’est le manque des perspectives. On a l’impression de bosser dans le flou. Sans vraiment savoir sur quel pied… danser. »

Cofondateur du C12, installé sous les quais de la Gare centrale, à Bruxelles, Tom Brus confirme. Fermé depuis un an, le club bruxellois s’est démené pour assurer sa survie. « On reste une jeune structure. Si on ne faisait rien, on coulait. » Le C12 a donc lancé un crowdfunding, inauguré son propre label, développé son merchandising. Il annonce aujourd’hui une collection de vêtements, tout en continuant d’ouvrir son lieu pour des tournages, des conférences ou même des résidences d’artistes. Cela n’a pas empêché les désillusions. Comme quand le projet de « café-concert », fignolé pendant des semaines, a dû être rangé dans les cartons au moment de la deuxième vague… Malgré cela, Tom Brus continue d’y croire. Pour le 1er mai, le C12 planche par exemple sur un événement en extérieur, place d’Espagne, juste à côté du club. « On verra si ça pourra se faire. Rien que pour la forme, ce serait bien. Et pour le moral… »

Un an de clubbing sous corona: état des lieux dans le secteur de la nuit
© C12

Durant ces mois dans le vague, le C12 a pu compter sur le soutien d’une communauté fidèle. Pareil pour le disquaire (et label) Crevette Records. Installé derrière le comptoir de son magasin rue Blaes, Pim Thomas -aka Alfred Anders derrière les platines- a eu chaud. « On a pu compter sur une clientèle très loyale. Quand le magasin a dû fermer, par exemple, le webshop a bien tourné. » Pas de quoi compenser toutes les pertes. Mais avec les réserves engrangées depuis l’ouverture en 2016, Crevette a pu encaisser le coup. « Si c’était arrivé durant la première année, on aurait probablement coulé. » En tout cas, même avec des clubs fermés, les disques continuent de sortir. « Personnellement, je n’ai vu aucun ralentissement. Au contraire! » Les rayons ne désemplissent pas. Avec, ce matin-là, pas mal d’amateurs en train de fouiller les bacs. « J’ai la chance de ne pas être coincé en télétravail chez moi. Au moins ici, je vois du monde. » Comme Robert, 75 ans, habitué de la maison. « Habituellement, il passe tous les jours. Mais avec le Covid, il évite de trop prendre les transports en commun. Du coup, c’est sa femme qui le conduit en voiture jusqu’ici, une fois par semaine. »

Un kiosque dans la nuit

Maintenir le lien. Et la flamme. C’est bien le but des différents acteurs du monde du clubbing. « Ça évolue lentement, mais on commence à entrevoir des solutions, avec par exemple les aides de la Région », explique Tom Brus (lire ci-dessous). Pour autant, les prochains mois s’annoncent toujours compliqués. Peu croient encore au maintien des festivals. « Et même le retour en club en automne me semble hypothétique. Si ça se débloque, on sera les premiers à embrayer. Mais je doute qu’on puisse de nouveau organiser rapidement des soirées comme avant, à 110 dB, avec tout le monde qui crie et qui danse. »

Un Kiosk Radio ouvert a été l'une des bulles d'air pour les clubbers.
Un Kiosk Radio ouvert a été l’une des bulles d’air pour les clubbers.

En attendant, chacun bricole pour passer le cap. Maja-Ajmia Yde Zellama continue de mixer dans son coin les « tubes de l’été sur lesquels on n’aura jamais dansé« . DJ Athome, lui, en a profité pour vider sa cave et remettre la main sur un lot perdu de vieilles cassettes d’ambient-dub anglais. « J’ai aussi la chance de pouvoir mixer une fois par mois sur Kiosk Radio. C’est précieux. » Zoé Devaux y a aussi passé trois mois durant l’été, « à accueillir les artistes, lancer le streaming, etc.« . Nichée au milieu du Parc royal de Bruxelles, la webradio est d’ailleurs devenue l’un des rares lieux-refuges dans la tempête. « Si c’est comme ça qu’on nous perçoit, tant mieux, parce que c’était précisément le but de notre démarche« , explique Jim Becker, qui pilote le projet avec Mickaël Bursztejn. Avant même que le lockdown ne soit décrété, Kiosk Radio avait pourtant décidé de couper le micro. Mickaël Bursztejn: « On voyait l’étau se resserrer de plus en plus. À un moment, on a préféré débrancher. » Quelques jours plus tard, le confinement sera officialisé… « Pendant deux, trois semaines, on était comme tétanisés. » Comment se réinventer? Les deux associés décideront d’abord de se remobiliser sur le Net. Ils envoient des tutos vidéo à leurs DJ résidents et leur déposent du matos pour leur permettre de balancer de chez eux les mix les plus soignés possibles. La machine est relancée. Après le premier confinement, la cabane de Kiosk Radio va même rouvrir. « Avec l’avantage de mieux comprendre comment le virus « marchait ». Le studio est désormais correctement aéré, toutes les surfaces sont nettoyées régulièrement, etc. » Surtout, le DJ est derrière une vitre, le public en terrasse, et le bar en extérieur: pas possible de faire plus Covid-safe. Lors du Dimanche sans voiture, la foule se presse d’ailleurs devant la cabine. Un attroupement un peu trop dense, aux yeux de la police: Kiosk Radio devra fermer pendant quelques jours. Le temps de réajuster, en se passant de terrasse et en diminuant le volume, mais sans rien lâcher sur l’essentiel. La preuve: les amateurs sont toujours là. « On pensait que les gens allaient arrêter de venir, aussi parce qu’il commençait à faire plus froid, raconte Jim Becker. Mais même par -5, avec du blizzard, il y a eu du monde. » Retiens la nuit…

Save the night

La crise aura au moins eu ce mérite: tisser du lien, voire de nouvelle solidarités entre des acteurs qui ne se parlaient pas toujours. À Bruxelles s’est ainsi créée la Brussels By Night Federation. Une fédération de la nuit, qu’a prise en main Lorenzo Serra, pilier du clubbing de la capitale (Dirty Dancing, Libertine Supersport, etc.). Avec une première victoire significative: la confirmation de l’octroi par la Région bruxelloise d’une prime (jusqu’à 125.000 euros par établissement). Une bulle d’air bienvenue pour un secteur complètement groggy, aussi bien financièrement que moralement. « Où les plus impactés sont ceux qui voient leur besoin d’expression brimé, explique Lorenzo Serra. Au-delà du rassemblement festif, des événements comme les soirées Gay Haze sont aussi des lieux de liberté et d’émancipation. »

Jeudi dernier, la Fédération a rassemblé quelques-uns des principaux acteurs de la nuit, pas seulement bruxelloise d’ailleurs, pour discuter de la suite des événements. Sur la table, notamment, la question du protocole à proposer aux virologues et ensuite aux autorités pour commencer à rouvrir les clubs. Une série de pistes ont été envisagées -sur les masques, le vaccin, etc.-, sans tabou –« pourra-t-on vraiment se passer d’une appli Covid qui fonctionne? » Et avec surtout la volonté de ne « pas s’engager sur des mesures qui seraient concrètement intenables ».

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