Rap et féminisme, inconciliables ? “Il ne faut pas confondre sexisme et vulgarité”

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Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

A qui profite le sale? C’est la question de la philosophe Benjamine Weill, dans un livre qui décrypte la relation entre rap, sexisme et capitaliste

C’est un débat à peu près aussi ancien que le premier graffiti de JoeyStarr ou le premier spliff de Doc Gynéco: le rap est-il sexiste, voire misogyne? Ces dernières années, la question est remontée d’autant plus souvent à la surface que, en parallèle de l’explosion du rap devenu mainstream, a correspondu la vague néo-féministe. De manière quasi concordante, le hashtag #MeToo se répandait partout dans le monde, au moment même où les rappeurs commençaient à truster les hit-parades. Grâce aux plateformes de streaming. Mais aussi à des textes, il est vrai, parfois très salés. Cela ne s’est pas fait sans friction. En Belgique, par exemple, on s’en souvient, Damso a dû renoncer à écrire l’hymne de la campagne des Diables Rouges au Mondial 2018, après une série de réactions d’organisations féministes, le Conseil des Femmes Francophones de Belgique en tête…

« On peut parler de sexualité de façon très vulgaire, sans pour autant jouer sur des ressorts patriarcaux ou alimenter la misogynie. »

Depuis, la thématique revient régulièrement sur la table -combien d’artistes féminines programmées lors de la prochaine édition des Ardentes, à Liège, par exemple? Mais sans qu’elle ne soit jamais vraiment attaquée en profondeur. Il faut donc saluer la publication de À qui profite le sale?, par Benjamine Weill. Sous-titré Sexisme, racisme et capitalisme dans le rap français, il aborde (enfin) le débat frontalement. Philosophe, travailleuse sociale et amatrice de rap depuis son adolescence, Benjamine Weill creuse la question sans œillères ni complaisance, décortiquant ses différents enjeux. Est-il possible d’écouter du rap, tout en portant des valeurs féministes? L’autrice en est convaincue. Elle explique pourquoi.

Le rap est-il sexiste? Ou est-il simplement le miroir de la misogynie ambiante?

Il est à cheval entre les deux. Le rap est d’abord un simple reflet de la société. En cela, on y trouve du sexisme, mais pas plus qu’ailleurs. Ce que je constate cependant, c’est que la catégorie de rap qui est surtout mise en avant ces dernières années, celle qui est la plus promotionnée, a en effet tendance à tenir souvent une parole pour le coup très sexiste. La question qu’il faut alors se poser, c’est pourquoi, dans la production rap et dans sa représentation médiatique, un certain type de discours a pris le dessus? Pourquoi c’est celui-là qui fait modèle?

Vous faites la distinction entre vulgarité et sexisme…

Que le rap ait une expression brute et crue du sexuel, c’est une réalité. J’ai presque envie de dire que ça fait partie de son ADN. Mais cela n’implique pas pour autant que cette expression soit sexiste. On peut parler de sexualité de façon très vulgaire, sans pour autant jouer sur des ressorts patriarcaux ou alimenter la misogynie. À nouveau, le rap n’est que le reflet de la société, et en l’occurrence de la manière dont les rapports hétérosexuels sont traversés par un système de valeurs et de domination. Mais “justifier” le sexisme du rap par ses propos crus est à la fois une caricature du rap et du féminisme. Comme si, comme je l’écris dans mon livre, les oreilles féminines étaient trop “prudes” que pour entendre une expression brute du sexe.

Les médias généralistes sont souvent accusés de n’aborder le rap que sous cet angle-là. La presse rap spécialisée en parle-t-elle forcément mieux?

C’est aussi pour ça que j’ai écrit ce livre. À la base, cette presse spécialisée s’est en effet créée parce qu’elle ne trouvait pas dans les magazines généralistes ou même musicaux un traitement correct de cette musique. Elle part donc d’une bonne intention, de la volonté de se réapproprier sa culture. Mais elle a aussi été constituée par des jeunes nourris et éduqués par une façon spécifique d’envisager le rap, une mythologie qui a parfois fait table rase d’une certaine histoire (dès la naissance du hip-hop, des femmes étaient présentes et actives à tous les niveaux, rappelle notamment Benjamine Weill; de même qu’au début des années 80, la mode hip-hop était, par certains égards très queer, les filles enfilant des jeans baggy et les garçons n’hésitant pas à porter des couleurs fluo, NDLR). Souvent, ces médias sont restés bloqués sur un certain récit du rap, qui les a amenés à promouvoir ce que j’appelle le sale. Et parfois même à le défendre, sous couvert d’antiracisme.

C’est-à-dire?

Le rap est un objet particulier, dans le sens où il articule en son sein des dynamiques intersectionnelles de sexisme, mais aussi de racisme, qui viennent nourrir le capitalisme. On ne peut passer le fait par exemple que bien souvent, en cherchant à dénoncer le sexisme d’un certain rap, les médias mainstream sont traversés par des biais carrément racistes. À partir du moment où cette culture est portée majoritairement par des personnes assimilées non blanches… En d’autres mots, pourquoi s’attaquer au rap alors que le sexisme est présent dans tous les genres? Et en même temps, la presse spécialisée ne peut pas se réfugier en permanence derrière cet argument pour ne pas prendre au sérieux la misogynie que colporte en effet un certain type de rap.

Vous pointez les dérives “libérales” d’un certain “rapgame”, gardé par les idoles, ces “capos de la plantation

Oui, ce sont les épouvantails. Ils servent le système qui, indirectement, les exploite. On ne peut plus parler dans ce cas de retournement du stigmate, où le rappeur endosse le déclassement social, et le renverse pour en faire quelque chose de positif (l’exemple des chaînes en or, qui détournent les stigmates de l’esclavage, NDLR). Parce qu’il a été complètement vidé de son sens. En forçant les caricatures, ces idoles desservent en outre l’ensemble des jeunes de quartier. Et ils participent à un marketing qui accentue les clivages. Et cela, dans un moment où la montée des identitaires en France est significative. Aujourd’hui, par exemple, j’entends de plus en plus de gens dire “on en a marre du rap de cité!”. Je trouve ça dramatique.

Voyez-vous une évolution? Au-delà d’un rap viriliste, on a aussi vu certains rappeurs jouer davantage sur la corde psychologique, développer même une certaine vulnérabilité, comme Drake aux États-Unis.

En francophonie aussi, d’ailleurs. L’un des meilleurs exemples reste d’ailleurs Damso, qui a un côté très émo, très tourmenté. Il y a donc bien un mouvement de remise en question de la force masculine. Mais je constate qu’il est souvent accueilli et présenté comme un rap de “iencli” ou de Blancs, alors même qu’il vient à la base d’artistes qui ne le sont pas. À nouveau, ça m’interroge…

Benjamine Weill

1979 Naissance à Paris, grandit dans le 91

1994 Premier voyage aux États-Unis, qui la plonge dans la culture hip-hop

2000 Étudie la philosophie à la Sorbonne

2021 Sortie de Au mic, citoyen·nes!, aux éditions Puits 23

2023 Sortie de À qui profite le sale?, aux éditions Payot

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