Voyage dans le futur avec l’écrivain Alain Damasio

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Dans un essai percutant inspiré par un voyage dans la Silicon Valley, l’écrivain de SF Alain Damasio jette un oeil sur le futur. Corps, mobilité, désirs… rien n’échappera au technocapitalisme.

Dans quel monde on vit? Cette question, chacun se la pose en se levant le matin et en réalisant qu’on n’est plus en 1900 quand l’époque croyait dur comme fer à son industrie, ni en 1960 quand le bonheur était soluble dans l’électroménager, ni en 1980 quand l’individualisme se parait de couleurs festives, ni même en 2005 quand Internet faisait encore espérer l’avènement d’une utopie digitale, mais bien en 2024 quand toutes les illusions sont parties en sucette, et qu’il ne reste bien souvent que le choix entre un cynisme décomplexé -après moi le déluge- et un désespoir paralysant -on est foutus. On resterait aveugles -et donc impuissants- s’il n’y avait parmi nous des éclaireurs, comme l’écrivain Alain Damasio, capables de mettre des mots sur nos inquiétudes, nos manies, nos désirs, nos travers pour rendre un peu plus lisible la purée de pois qui a envahi les territoires de la post-­modernité. Des intellectuels, des artistes lèvent régulièrement un coin du voile, illustrant ici la montée de la violence, dénonçant là l’emprise des réseaux sociaux, mais il manque une photo d’ensemble, qui capture l’esprit du temps dans toutes ses dimensions liquides.


Quand Roland Barthes publie ses Mythologies en 1957, exercice de décryptage du génome de la société de consommation naissante révélant le sens caché des nouveaux totems -des détergents au music-hall en passant par le Tour de France-, il donne à ses contemporains une grammaire pour appréhender les nouvelles dynamiques et croyances qui structurent la société d’après-guerre. D’un coup, tout fait sens.


Il fallait probablement un auteur de science-fiction, rompu à l’impensable et familier avec le futur, pour appréhender la complexité du présent numérique. Cette perle rare, on l’a trouvée, c’est donc Alain Damasio. Son livre Vallée du silicium, qui paraît aujourd’hui au Seuil, pourrait être distribué à des aliens débarquant rue des Fripiers et cherchant le mode d’emploi de l’homo numericus. Au même titre qu’un Jean Baudrillard, qu’il cite souvent, l’auteur de La Horde du Contrevent réactualise -upgrade- notre logiciel mental pour nous permettre de décoder l’hyperréalité qui a englouti nos représentations standards.


Où mieux qu’au centre de cet univers connecté espérer en percer les mystères? Le penseur s’est donc rendu dans le Saint des Saints, la Silicon Valley, siège des Gafam et des milliardaires de la Tech qui façonnent le monde. Il s’y est promené, a rencontré d’éminents chercheurs mais aussi des convertis et les exclus du système qui hantent comme des zombies, assommés d’oxycodone, le quartier de 
Tenderloin. De ces échanges, de ces observations, il a nourri une pensée en mouvement, qui se situe au confluent de l’anthropologie, de la sociologie, de la philo, du récit de voyage et de la fiction.


Parmi l’éventail d’hypothèses (chaque page pétille d’intelligence et met des mots, voire de succulents néologismes, sur ces émotions confuses qui sont désormais notre lot quotidien), on a retenu trois ruptures épistémologiques, grâce auxquelles on se sent un peu moins bête et surtout un peu moins perdu dans le labyrinthe-prison virtuel qu’on a nous-mêmes érigé:


1. Le réel confisqué. Faute de pouvoir visiter le siège-forteresse d’Apple, Alain Damasio se rabat sur l’Apple Store, où trône une maquette « augmentée » du Ring. Le message est clair: « Vous n’avez aucun droit à la vérité de ce que nous sommes. Toutefois rassurez-vous: nous vous octroierons les simulations dont vous avez besoin.« 

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2. Le corps respacialisé. Le technococon désigne l’environnement numérisé dont l’épicentre est le smartphone. Mais cette interface est imparfaite car elle « fusionne mal la réalité physique et digitale« . Trop petite, pas assez immersive. La réponse? Le casque d’Apple, hybride réconciliant le meilleur des deux mondes. « Le rêve! Le rêve parce qu’on peut désormais habiter à l’intérieur du technococon.« 


3. La voiture autonomisée. Dans les rues de San 
Francisco circulent déjà des véhicules sans chauffeur. 
Un gadget high-tech de plus? Non, répond le techno­critique, une dématérialisation de plus, une hérésie 
écologique, une déperdition du lien social, une menace pour l’emploi et une nouvelle optimisation de nos paresses. Bye-bye l’ivresse de la vitesse et des sens, qu’on ira chercher sous forme de substituts dans le métavers. « La matérialité du monde est une mélancolie désormais.« 


Fulgurant, interpellant, captivant.

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