Pourquoi les magazines de rap font un retour en force

Mosaïque, dernier exemple en date d’un renouveau de la presse rap. © MOSAÏQUE
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Depuis quelques mois, la presse rap a retrouvé une seconde jeunesse, avec l’arrivée de nouveaux magazines. Des publications à l’équilibre économique précaire, mais pouvant compter sur des lecteurs avides de l’objet-papier.

Pour l’instant, le mouvement tient encore du frémissement. Mais tout de même. Les exemples ont tendance à se multiplier. Au point de croire à ce qui tenait encore il y a peu du fantasme: l’avènement d’une nouvelle presse rap. Ils ont pour titre Osmose, 33 Carats, Le Roulo Mag, 16 Mesures. Ou encore Mosaïque, pour parler du dernier venu. Publié début novembre, son tout premier numéro n’a pas tardé à être sold out. “À la base, on espérait en vendre 600 exemplaires, explique Thibaud Hue, co-rédacteur en chef de ce qui se présente comme un trimestriel. Finalement, on en a écoulé le double.

Un tirage qui reste donc malgré tout limité. Cumulé aux autres initiatives, le mouvement semble pourtant bien enclenché. Et ce même si les conditions pour lancer de nouveaux projets de presse paraissent loin d’être idéales: hausse des prix de l’énergie, explosion du coût du papier, etc. En général, la presse culturelle donne l’impression de se chercher un nouveau souffle -que l’on pense aux récents changements de formule des Inrocks ou de magazines comme Magic ou Trax.

Concernant le rap, c’est encore plus compliqué. Avec l’arrêt de iHH -pour International Hip-Hop-, en 2018, c’était la dernière publication rap un peu conséquente qui mettait la clé sous le paillasson, après les exemples historiques de Radikal, L’Affiche ou encore Get Busy. Au moment où le rap envahissait le mainstream, plus aucun magazine spécialisé n’était là pour en parler…

Du moins en kiosque. Car dans le même temps, les médias consacrés aux rap ont pullulé, mais quasi uniquement sur le Web. Avant de lancer Osmose, Florian Garcia a d’ailleurs démarré avec un compte Twitter puis un blog qui deviendra vite un site baptisé Cul7ure. “Mais il y a trois ans, on a commencé à vouloir sortir de Twitter. Certes, il y avait le site web, mais qui ne générait pas énormément de trafic direct. Donc on a imaginé une série de choses: sortir des mixtapes, organiser des soirées, etc. Au final, vu qu’on était un média ancré dans du rédactionnel, avec des articles longs, des dossiers, on s’est dit: pourquoi ne pas faire carrément un magazine papier?” À l’automne 2021, le premier numéro d’Osmose sort de presse, avec Rohff en couverture. “Mais on ne s’est pas lancé non plus totalement à l’aveuglette. D’autres projets avaient déjà montré que c’était possible, comme Shoes Up ou Le Roulo Mag.

Osmose, l’un des nouveaux magazines de rap © National

C’est quand il arrive à Bruxelles pour étudier à l’ULB que Nathan Barbabianca a l’idée de lancer le Roulo. “Quelques années auparavant, j’avais déjà ouvert un compte SoundCloud sur lequel on était quelques-uns à partager nos coups de cœur. Le projet ne va pas durer très longtemps. Mais quand je suis arrivé en Belgique, en 2017, j’ai eu envie de réinvestir ma passion pour la musique. C’était aussi le moment où la scène rap belge explosait, avec Damso, Hamza, Roméo Elvis, etc. Quitte à être ici, autant relancer un nouveau projet. À l’université, j’avais aussi des cours où l’on me parlait beaucoup de renouveau de la presse, via des formats comme le mook.” Avant que le Covid ne s’en mêle, Le Roulo a pu sortir un premier numéro zéro en février 2019, tiré à 500 exemplaires. À l’époque, “le magazine belge réalisé par des Français” n’a même pas de page Instagram. “Mais on a trouvé tout un réseau de petits magasins, des skateshops notamment, où déposer nos exemplaires. On a aussi organisé un pop-up store, pendant deux jours, qui a attiré pas mal de monde.

L’effet collector

Si chaque projet a défini sa propre ligne éditoriale, tous partagent au moins un point commun: un goût pour des articles longs, avec la volonté de prendre le contrepied des contenus souvent génériques, débités à la chaîne sur le Web. Dans le cas de Mosaïque, c’est même cette envie de pouvoir développer des sujets en profondeur qui a précipité la création du magazine. Thibaud Hue: “On n’invente rien. Un site comme L’Abcdr du son propose depuis longtemps des longs papiers très fouillés. Mais on avait envie d’ajouter notre pierre à l’édifice.” D’abord donc sous la forme d’un site web. “Mais l’audience restait assez confidentielle. Sans doute parce que le type d’articles ne correspondait pas trop au public du Net… Quitte à faire du long, c’était plus cohérent de le publier sur un format papier, pour une cible qui est davantage prête à “consommer” ce genre de lecture.

Pour le numéro 1, Mosaïque a donc proposé une double couverture, avec Prince Waly et BabySolo33, raccord avec la “volonté de proposer chaque fois un homme et une femme”. En outre, la double une est une manière de rappeler le format vinyle, “avec un côté face A/face B.” Un clin d’œil qui n’est évidemment pas innocent. À côté du streaming triomphant, on observe en effet un vrai retour du “physique” dans la musique, dans le rap en particulier -que ce soit via les vinyles, le merchandising ou encore une littérature de plus en plus abondante.

Les magazines de rap, en version papier, trouvent leur public © National

Même les digital natives semblent donc retrouver le goût du papier. Florian Garcia, d’Osmose: “Si demain, je ne peux plus payer l’hébergement du site, par exemple, je perds six ans de travail. Aujourd’hui, je tourne ma tête vers la droite, et je peux retrouver les trois premiers numéros du magazine dans ma bibliothèque.C’est important de documenter cette culture ailleurs que sur les réseaux sociaux et de pouvoir l’archiver, prolonge Sanaa Roukia, fondatrice et rédactrice en chef du “blingzine” 33Carats. “Quand j’ai lancé le projet, l’envie était vraiment de contribuer à ce mouvement, avec un magazine qui ne soit pas seulement rap, mais hip-hop, c’est-à-dire qui aborde cette culture dans toutes ses facettes.

Bilingue (français-anglais), 33Carats brasse donc large, un peu à la manière d’une mixtape, mélangeant ancienne (Rocé, Driver) et nouvelle génération (Eesah Yasuke), rappeurs d’ici (Isha) et de là-bas (Benny the Butcher), musique et lifestyle, chroniques et thématiques plus transversales (le courant alté au Nigeria, la question du patrimoine), etc. Le tout avec une maquette travaillée, et, là aussi, l’envie de “proposer un bel objet”. D’abord sous la forme de PDF gratuits, pour les deux premiers numéros. Puis, dès juillet 2020, avec une version papier (proposant notamment une interview d’Erykah Badu), et distribué en ligne et dans des lieux limités, “qui proposent une belle curation de magazines.

Depuis, deux autres publications sont venues alimenter une “collection”, destinée à s’arrêter après… 33 numéros. “Ce qui est déjà très ambitieux en soi. J’ai vu tellement de magazines stopper après quelques mois.” Du côté du Roulo Mag, l’idée était également de se limiter à… trois numéros. Entre-temps, l’ambition a un peu évolué. Roulo Mag se présente en effet désormais comme une maison d’édition, et “un nouveau numéro du magazine est prévu d’ici l’été”, annonce Nathan Barbabianca. “L’idée est d’en sortir un tous les 6 à 9 mois. Dans tous les cas, je suis convaincu que la presse rap a davantage d’avenir comme objet de collection” que sous la forme d’un mensuel ou un hebdo plus “classique”.

Les magazines de rap connaissent un retour en force © National

Les magazines de rap, un équilibre précaire

Même principe chez Mosaïque. Thibaud Hue: “Que ce soit au niveau des articles, mais aussi de la mise en page, ou de la qualité du papier, on a vraiment travaillé le magazine comme un “collector”. Après les 600 premiers exemplaires vendus du premier numéro, Mosaïque a lancé un deuxième pressage, lui aussi rapidement sold out. “À terme, l’envie est d’augmenter encore le tirage. Mais c’est vrai qu’avec le numéro un, ça donne un côté édition limitée, qui peut pousser à s’abonner pour être sûr de ne pas louper le suivant. Cela étant dit, il y a aussi une logique économique qui rentre en compte.”. Et qui pousse à ne pas forcément s’emballer. L’objectif est clair: “D’abord rentrer dans nos frais, pour pouvoir faire le numéro suivant…

Le modèle économique de ces nouveaux magazines de rap reste en effet très précaire. À quelques rares exceptions, la règle est le bénévolat. C’est le cas par exemple chez Osmose. Pour limiter les risques financiers, chaque numéro est annoncé à l’avance, et imprimé dès que les précommandes sont suffisantes. De quoi tirer en moyenne à 200 exemplaires. Florian Garcia: “Même si ça s’est bien passé à chaque fois, on ne veut pas s’enflammer. Et puis, imprimer davantage impliquerait aussi une autre logistique, plus lourde à gérer.” Récemment, Osmose a dégagé une petite marge, directement “réinvestie”. “On habite tous dans des appartements, en HLM.” Pas vraiment idéal pour stocker et envoyer les commandes. “Du coup, avec le petit surplus, on a pu louer un Airbnb, 100 balles le week-end, pour bosser sur le magazine.

Pas de quoi rouler sur l’or. Si les magazines de rap sont bien de retour, ce come-back tient encore de l’artisanat plus que du gros projet industriel. À chacun de trouver éventuellement d’autres sources de revenus ou de visibilité, y compris sur le… Web. Nathan du Roulo Mag: “À terme, l’idée est de proposer par exemple aussi des vidéos. Quand on voit également des webmédias comme 1863, qui parviennent à organiser des concerts (une tournée est même prévue ces prochains mois, NDLR), c’est très inspirant.” Du côté de 33Carats, Sanaa Roukia a lancé la Zinerie, “fabrique à zines” qui propose des conseils et services pour monter ses propres contenus. Depuis le début, le magazine a aussi multiplié les “sorties”, comme en octobre dernier, à l’occasion d’une rencontre-discussion-DJ set au Flow, le centre eurorégional des cultures urbaines à Lille.

Double culture

Reste une dernière question. Piège. Si un public est client pour cette nouvelle presse rap, les artistes eux-mêmes sont-ils prêts à jouer le jeu? Seront-ils enclins à consacrer un minimum de temps à ces nouveaux médias, et ce dans des agendas souvent surbookés quand il s’agit des têtes de gondole? Thibaud Hue, de Mosaïque: “Pour l’instant, force est de constater que les labels n’y voient pas encore toujours l’intérêt. ça peut se comprendre. Quand ils voient nos tirages, ils se disent que ça ne vaut pas le coup, a fortiori dans le cadre d’une promo ambitieuse.” Entre le tournage d’une capsule vidéo de deux minutes “à la Konbini” suscitant des dizaines de milliers de vues, et une interview, souvent longue, dans un magazine tiré à mille exemplaires, les calculs sont vite faits… “Cela dit, pour la première fois, rajoute Thibaud Hue, on est venu nous démarcher. Car malgré tout, faire une cover, par exemple, reste une case à cocher pour les artistes.

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Mosaïque, l’un des magazines de rap

Manager de Prince Waly, qui a fait la une du premier numéro de Mosaïque, Manuel Figueres confirme: “On ne va pas se mentir: quand on vous propose la une, ça se refuse difficilement.” N’empêche: qu’est-ce qui a poussé le rappeur et son équipe à accepter d’essuyer les plâtres d’un tout nouveau magazine? “C’est vrai qu’on n’avait pas de numéro sur lequel s’appuyer pour se faire une idée. Mais ils arrivaient avec une exigence, un angle différent, y compris au niveau de l’image, qu’on a rapidement pu valider. Et puis on a été sensibles au projet d’un média papier.” Qui, on l’a dit, colle bien avec le retour de l’objet. On a envie de le posséder, et le poser dans sa bibliothèque avant même de penser à le lire, comme un vinyle que l’on garde dans son plastique. À cet égard, ça faisait aussi sens avec le profil de Prince Waly, qui peut compter sur une fan base très solide, avec des gens qui ont envie de le soutenir, et qui sont encore souvent attachés à l’objet.

Comme le vinyle ou le CD, les nouveaux magazines de rap ont donc encore une raison d’être, même à la marge. Pas question de remplacer les médias web ou d’envahir les kiosques de journaux. Par contre, elle est sans doute mieux équipée que la génération précédente pour tenir sur la longueur. “Au fond, glisse Manuel Figueres, ceux qui lancent ces nouveaux médias n’ont peut-être jamais connu “l’âge d’or” de la presse rap. Par contre, tout en étant passionnés de magazines, ils maîtrisent beaucoup mieux les codes digitaux. Ils ont cette double “culture”. C’est peut-être aussi pour ça que ces projets ont le vent en poupe…

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