Les pionnières (3/8): Ma Rainey, mamy Blues

La musique de Ma Rainey a des airs délicieusement préhistoriques et fascinants. © DONALDSON COLLECTION / GETTY IMAGES
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Le blues vient d’elle aussi. D’une femme noire née avant la fin du XIXe siècle, influence prégnante sur plusieurs générations d’interprètes. Bien au-delà de son viscéral Sud natal.

Chaque semaine de l’été, retour sur huit pionnières méconnues des musiques du XXe siècle

C’est un peu ce genre d’histoire. Celle où on n’a pas vraiment de certitude, pas plus sur le lieu que sur la date de naissance de l’intéressée. Alors Géorgie ou Alabama? Venue au monde en 1882 ou 1886, selon les sources. Ce qui est sûr, par contre, c’est que Gertrude « Ma » Rainey, née Pridgett, reste une référence majeure qui laisse encore des traces profondes un siècle plus tard. Le blues? Genre qui comporte davantage de mythes, de fantaisies, de projections, de craintes -le pacte signé avec le diable par Robert Johnson- que tout autre style musical. Par hasard, bien avant l’idée de ce portrait de Ma, il y a quatre ans, on traverse en bagnole une partie de ce Sud, éternel répertoire à fantasmes américain. La Géorgie, territoire le plus probable de la naissance de Ma, est plat, contrairement à son symbole lancinant, la pêche. Fruit rond à la peau douce et témoin silencieux de l’esclavage et de la ségrégation. On traverse le « Peach State« , on passe Macon, la ville des Allman Brothers, on zigzague dans la campagne de juillet écrasée de chaleur moite. Sans rien faire, l’airco de la bagnole à plein rendement, la pression humide est là, les 30 degrés de loin largués. Dans les champs de coton comme partout ailleurs. L’air est pesant, la terre bouillante, le ciel écarlate. On est projeté un siècle et des poussières plus tôt et l’on comprend comment la musique issue des travaux forcés imposés aux Afro-Américains -ce qui va être baptisé « blues »- a pu choper cette force du désespoir, avec une telle grandeur. Désespoir mais aussi fierté.

Un chant authentique

Ça grattouille, ça gargouille, ça crache, ça groove aussi. La musique de Ma Rainey a des airs naturellement préhistoriques. Le bon vieux temps. Faut-il préciser que la chanteuse, morte en 1939 à l’âge présumé de 53 ans, n’a pas connu la stéréo et le (re)mastering? Lorsque cette enfant d’une fratrie de cinq commence à enregistrer en 1923, il n’y a of course aucune triche pour échapper à la nature brute de la voix. Et forcément -c’est là que l’héritage se joue toujours aujourd’hui-, le chant de Ma est d’un style qui ne se discute pas: droit au but, rectiligne, sûr de lui, charnel, féminin, cru, avec un accompagnement qui, lui, file souvent vers les côtés fun. C’est la sensation qu’un titre comme Prove It on Me Blues dégage. Même s’il date de 1928 avec ses vieux flonflons cuivrés, son côté bastringue de travers, le chant ne laisse aucun doute: on est ici dans le domaine supérieur d’une Billie Holiday ou d’une Big Mama Thornton, la femme qui a donné l’idée à Elvis de reprendre Hound Dog. Mais au fond, aucune besoin d’historiographie, de connaissance « bluesologique »: la musique de Ma a cette particularité de pouvoir traverser l’espace-temps avec la grâce de l’authenticité indémodable.

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Si l’on veut bien reprendre le parcours de l’artiste Rainey, voilà comment cela a dû se passer. Elle a une douzaine d’années et elle est fascinée par les Black minstrel shows, ces spectacles itinérants des Noirs américains proposent de la danse, de la musique, des sketchs. Un côté éminemment vaudevillesque que Ma, qui fréquente en famille la First African Baptist Church, cogne avec sa découverte personnelle du blues. Elle a une vingtaine d’années lorsqu’un soir, dans le Missouri, elle entend une chanson racontant une histoire, du genre sans fond et éternelle: la séparation d’un couple. À l’instar de ces histoires bluesy, notamment celle qui voudrait que Ma kidnappe en 1914 nulle autre que « l’impératrice du blues », Bessie Smith (1894-1937), pour lui faucher ses recettes de chansons. Demi-légende ou vapeur de réalité? On ne le saura jamais, pas plus que la nature de leur relation, intime ou pas.

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Bisexualité

Engagée en 1923 par le label essentiel Paramount Records, Ma enregistre une centaine de chansons en cinq ans. Dans le sud des États-Unis, poussée par la pub de Paramount qui la fait connaître, elle devient une vedette surnommée la « mère du blues » ou « l’oiseau chanteur du Sud« . Elle croise la plus énorme star noire de l’époque, Louis Armstrong. On est en 1924 et Ma enregistre une poignée de morceaux tels que Countin’ the Blues et See See Rider avec le fameux chanteur-trompettiste au sourire XXL. Fait notoire dans les années 1920, Ma se produit devant des audiences noires mais aussi blanches. Les spectateurs les plus attentifs remarquent alors que certains des morceaux de la chanteuse, traitant d’amour et de sexe, ne s’adressent pas forcément aux hommes. Dans un titre de 1928 tel que Prove It on Me, Miss Rainey dévoile sa possible bisexualité. Faut-il rappeler qu’à l’époque, être noire, blues et lesbienne, n’est pas la norme? Peut-être pas. D’autant que la femme qui frôle alors la quarantaine ne se contente pas d’interpréter le répertoire des autres. Elle compose, se manage et gagne de l’argent: 350 dollars la semaine de concerts fin des années 20, ce n’est pas rien. Cela permet à l’artiste d’acheter un bus qui trimballe son nom sur la carrosserie! Une façon aussi de parcourir l’Amérique rurale comme urbaine, et de dévoiler un répertoire frondeur. Si les bluesmen de l’époque n’hésitent jamais à raconter leurs conquêtes d’un soir, les femmes qui tricotent les mêmes thèmes sont nettement plus rares. Ma Rainey en fait partie, ne renonçant pas plus aux allusions à une vie libre qu’au décorum glam de ses shows. Jusqu’à sa mort par crise cardiaque en 1939.

Preuve d’une légende qui perdure? Le long-métrage de fiction, Ma Rainey’s Black Bottom, sorti en novembre 2020 avec l’excellente Viola Davis, actuellement visible sur Netflix.

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