Cinéaste rare, Jacques Audiard signe, avec Un prophète, un film d’une puissance exceptionnelle, autour de l’émergence d’une nouvelle figure criminelle, un anti-Scarface que campe magistralement Tahar Rahim.

A propos de Jacques Audiard, son réalisateur de De battre, mon c£ur s’est arrêtéet Un prophète, Niels Arestrup a cette appréciation élogieuse: « Jacques ne fait pas un film pour faire un film qui passerait dans le chemin des films, comme cela. Il essaye de parler aux gens, de leur dire des choses, de les réveiller, de leur faire prendre conscience d’un certain nombre de choses. C’est ce que j’appelle des films nécessaires. Il y a d’un côté les films, et de temps en temps, un film nécessaire. Et Jacques est toujours dans le nécessaire. » Le parcours du cinéaste ressemble d’ailleurs à un sans-faute qui, après des débuts comme scénariste, l’a conduit de Regarde les hommes tomber en Un héros très discret; de Sur mes lèvres en De battre, mon c£ur s’est arrêté, autant de films plébiscités par le public et la critique, et, accessoirement, multi-récompensés.

Venu 4 ans après ce dernier, Un prophète conforte Jacques Audiard dans son statut de cinéaste rare. Le genre à amener le film de prison en terrain inédit, non sans secouer le festival de Cannes – nul n’aurait crié au scandale s’il s’en était reparti avec la Palme d’or, devant finalement « se contenter » d’un fort honorable Grand Prix. Pas de quoi ébranler un réalisateur qui, au surlendemain de la projection et alors que la Croisette bruissait des rumeurs les plus folles, nous confiait, s’abritant d’un soleil généreux sous un chapeau fatigué: « La notion de compétition m’est totalement étrangère. Depuis que j’ai passé 19 ans et que j’en ai fini avec les concours à l’école, c’est terminé. Ce que je trouve intéressant, c’est d’être ici, à Cannes. Et je suis très touché lorsqu’à la fin de la projection de mon film, quelqu’un se retourne vers moi, et c’est Tarantino. De confrère à confrère, je trouve cela tellement classe… »

Prison Break, connais pas…

Un prophète raconte l’ascension de Malik, un jeune détenu débarqué totalement démuni en Centrale, avant de faire l’apprentissage de l’univers carcéral au contact d’un parrain corse, César Luciani, et de témoigner d’un sens de l’adaptation particulièrement aiguisé. A l’origine du film, un script de Abdel Raouf Dafri, le scénariste du Mesrine de Jean-François Richet, que le réalisateur et son co-scénariste, Thomas Bidegain, entreprennent de réécrire. « On a travaillé pendant 2 ans dessus, explique Jacques Audiard. On a changé beaucoup de choses, dans la définition des 2 personnages notamment. La première mouture parlait beaucoup de la corruption des imams, des rapports entre voyous et pouvoirs religieux, ce que je détestais et que nous avons modifié. Nous avons aussi apporté au scénario un mécanisme dramaturgique intéressant: dans le scénario original, il était libéré et sortait de prison au bout de 50 pages; nous, il reste en prison jusqu’au bout, mais il a des permissions: il rentre, il sort, il rentre, il sort… « 

A côté de ce patient travail sur le scénario, l’une des clés de la réussite de Un prophète tient à sa façon d’évoluer à rebours des clichés généralement associés aux films de prison – démarche naturelle, à en croire Jacques Audiard: « Dans un film de genre, il y a forcément des clichés. Les Corses, c’est un cliché, le fonctionnaire corrompu aussi, admettons-le, et puis rentrons dans l’histoire. Aujourd’hui, toute l’iconographie, toute l’imagerie que l’on pourrait tirer des prisons vient des séries américaines, Prison Break , Oz , ces choses-là. Mais je n’ai vu ni l’une ni l’autre, cela m’intéresse modérément. Je savais que mes problèmes se situeraient ailleurs, et que les séries ne me donneraient pas d’indications intéressantes. »

Les apprentis

La matrice de Un prophète, on serait ainsi enclin à la rapprocher de celle d’autres films d’Audiard. « J’aime ce qu’on appelle en littérature les « bildungsromans », les romans d’éducation, approuve le cinéaste . Moi, j’en fais des films. L’idée d’une éducation, d’une pédagogie me séduit toujours, qu’on assiste au mouvement d’un personnage par ce qu’il va intérioriser et réutiliser après me paraît intéressant dramaturgiquement. Le fait de société m’intéresse relativement peu. Je l’utilise, mais je n’en tire pas de conclusions définitives. » Sa filmographie se décline, dès lors, comme une galerie de personnages qui, de Matthieu Kassovitz à Romain Duris ou, aujourd’hui, Tahar Rahim, sont autant d’individus en devenir. « Ils sont en mouvement, ils ne sont pas finis, achevés. Duris – figure centrale de De battre, mon c£ur s’est arrêté, je sais qu’il m’a intéressé parce qu’il avait à peu près 30 ans. Il était vraiment à la charnière d’une post-adolescence et d’un âge adulte affirmé. En travaillant avec lui, j’ai l’impression d’avoir filmé cela. C’était le personnage même, ce que racontait le personnage, c’était la vie même de Romain. Et là, je crois que c’est un peu pareil. On pourrait tout à fait se raconter cette histoire en se disant que Un prophète est l’histoire d’un jeune homme, un type anonyme qui va trouver une nouvelle identité: il n’est rien au début, et à la fin, il peut se dire qu’il est intelligent, cultivé, voyou, meurtrier, Arabe et peut-être un peu musulman, ce qui n’était pas évident au début. . . Et c’est aussi l’histoire de quelqu’un qui trouve une identité d’acteur à la fin – Tahar Rahim, dont on ne connaissait pas le visage avant. »

Au-delà de cette double révélation, le film salue encore l’émergence d’un nouveau type de figure criminelle. « Le titre du film recouvre deux dimensions, avec une ambiguïté: on est dans le prophète au sens de prophétie propre aux religions révélées, mais aussi au sens de celui qui est avant-coureur, annonciateur de quelque chose. Malik annonce un nouveau type de gangster: sans être polémiste, on pourrait dire que c’est un anti-Scarface. Scarface, on ne l’aime pas. C’est beaucoup plus intéressant de se surprendre à aimer quelqu’un qui est ambigu, qui peut commettre des actes incroyables. J’ai beaucoup d’empathie pour Malik: il est intelligent, il va être cultivé, forcément, et s’intéresse aux autres d’une autre façon que strictement instrumentalisante. Je suis sûr qu’il fera un très bon éducateur pour son filleul. »

Et de se risquer à lui tracer, au-delà, un possible futur: « Quel serait l’avenir de Malik? Pour moi, c’est soit un homme politique, soit un conseiller d’homme politique. Il a toutes les qualités pour cela. »

Rencontre Jean-François Pluijgers, à Cannes.

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