Lust, Caution confirme l’importance de la sensualité chez Ang Lee… L’occasion aussi de revenir sur le sort des réalisateurs asiatiques « passés » à l’ouest.

Dans le cinéma d’aujourd’hui, Ang Lee se taille la part du Lion. Du Lion d’Or, en l’espèce, que le Festival de Venise lui a octroyé pour la seconde fois en deux ans! Au triomphe du Secret de Brokeback Mountain en 2005 est en effet venue s’ajouter, en septembre dernier, la consécration vénitienne de Lust, Caution. Pour ce film d’amour et de suspense sur fond historique et politique, le cinéaste originaire de Taiwan est retourné en Asie pour la première fois depuis Tigre et Dragon (2000). Hong-Kong, Shanghai et la Malaisie ont accueilli le tournage aussi long – 118 jours! – que complexe d’une £uvre emmenant le spectateur dans la Chine des années 1940. A l’époque, le Japon impérial et colonialiste occupe une partie du pays, mais la résistance s’organise, parmi les jeunes notamment. C’est ainsi qu’une étudiante reçoit pour mission d’approcher et de séduire un certain Monsieur Yee, figure éminente de la collaboration avec l’occupant nippon. Yee tombera peu à peu dans le piège qui doit mener à son assassinat. Mais les choses ne suivront pas leur cours logique jusqu’au bout, et la relation entre ces deux êtres objectivement ennemis aura le temps d’évoluer vers un n£ud de rapports extrêmement complexes…

DéSIR ET PRUDENCE

Très remarquablement joué par Tang Wei (une néophyte choisie parmi des milliers de candidates au rôle) et Tony Leung Chiu Wai (le charismatique interprète de In The Mood For Love), Lust, Caution allie lenteur et précision de manière assez captivante. Lee, qui se souvient d’avoir adapté Jane Austen voici une douzaine d’années (l’excellent Raison et Sentiments), a choisi un titre à la manière de la grande romancière anglaise. « Désir, prudence »… Le cinéaste joue à merveille de la tension entre ces deux termes et la réalité qu’ils expriment. Il cheville sa caméra aux évolutions de deux personnages en constante et périlleuse balance entre une attraction charnelle assez rapidement partagée et une volonté de survivre mise de plus en plus en péril à chaque nouvelle rencontre, à chaque nouvelle étreinte. De ce constant tiraillement naît un suspense prenant, que vient soutenir l’alternance de scènes passionnelles, sexuellement très parlantes, et de rappels à la raison d’une mission nécessaire, à mener à son terme quoi qu’il puisse arriver. Ang Lee se garde bien de porter sur ses personnages un jugement définitif. Si l’on ne peut bien évidemment lui reprocher de pratiquer un cinéma où l’humain a la priorité sur l’idéologie, d’aucuns trouveront l’ambiguïté professée par le film quelque peu discutable. Et d’imaginer la même situation impliquant une jeune résistante française et un haut responsable collaborateur des nazis… Chacun tranchera cet inévitable débat, que Lust, Caution se contente – c’est son rôle – de poser avec intelligence et sensibilité.

De toute manière, on ne saurait accuser Ang Lee de franche complaisance vis-à-vis d’une occupation japonaise qui fut particulièrement dure et cruelle. Les autorités chinoises n’auraient jamais laissé sortir le film si cela avait été le cas. Elles ne se sont pas gênées, par contre, pour abondamment censurer les scènes érotiques, réduisant la durée du film de sept minutes pour sa sortie en novembre dernier. Le Secret de Brokeback Mountain n’ayant pas reçu, lui, l’autorisation de paraître sur les écrans chinois.

LE DéSIR POUR FIL ROUGE

Si les séquences sexuelles de Lust, Caution atteignent un point d’intensité, sinon d’audace, jamais vu jusqu’ici dans le cinéma d’Ang Lee, ce dernier n’en a pas moins fait du désir et de la sensualité un des plus pré-cieux « fils rouges » de sa filmographie. Dans Garçon d’honneur, le film qui le fit connaître internationalement en 1993, le réalisateur évoque le problème familial posé par l’homosexualité d’un fils émigré de Taiwan aux Etats-Unis. Pour rassurer ses parents inquiets de le savoir toujours célibataire, le héros, qui vit avec un autre homme, organise un mariage de pure convenance avec une jeune femme en quête de permis de travail. Traversant l’océan pour assister à la cérémonie, papa et maman finiront par découvrir la vérité. Il leur faudra l’accepter, chose particulièrement difficile pour un père dont la « reddition » joliment mise en scène clôt d’émouvante façon le récit. S’il se garde bien de montrer quelque image sexuellement explicite, Lee cadre avec sympathie la complicité sen-suelle de Wai-Tung et de son compagnon Simon. Tout en donnant clairement priorité à la loi du désir sur celle de la tradition.

Ayant réussi son « passage » vers l’Occident, Lee surprendra ensuite en adaptant le classique littéraire british Raison et Sentiments. Sans bien sûr quitter une réserve excluant toute exultation charnelle, il expose avec finesse le bonheur de pouvoir aimer, la frustration de devoir y renoncer. Il montre subtilement que le désir peut faire bouger jusqu’aux convenances sociales qui prétendent le nier au profit d’une réalité d’ordre économique. Enchaînant sur une exploration de l’Amérique du début des années 1970, il fait de Ice Storm une réflexion lucide et fascinante sur les effets parfois inattendus de la libération sexuelle. Une scène de partouze paradoxalement… triste invite à un constat plutôt sombre, mais l’éveil à la sexualité des personnages adolescents peut être vu comme porteuse d’espoir.

Si Chevauchée avec le diable (2001) a pour héros des militaires prenant le corps pour cible de leurs balles plutôt que d’un quelconque désir érotique, Hulk (2003) laisse pointer quelques sous-entendus qui contribuent à l’étrange impression laissée par les mésaventures du géant vert. Le corps est bel et bien, ici encore, l’essentiel vecteur d’expression, comme il l’avait été trois ans plus tôt dans le spectaculaire Tigre et dragon. Ce film d’arts martiaux ne contient qu’une séquence ouvertement érotique, mais il établit une remarquable tension entre amour platonique et désir sublimé, le combat devenant en quelque sorte exutoire et substitut.

Mais c’est bien sûr Le Secret de Brokeback Mountain qui marquera les esprits. D’abord par la franchise de son exploration des rapports passionnels de deux cow-boys dans les années 1960. Ensuite et surtout, par l’aspect très physique des scènes où s’incarne, entre les deux amants, un désir rendu plus fervent encore par la clandestinité forcée de leur liaison. Le « mystère absolu du sexe », selon les propres termes d’Ang Lee, y est approché avec une audace que prolonge aujourd’hui Lust, Caution.

http://www.lustcaution-lefilm.com/

TEXTE LOUIS DANVERS

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