Bruxelles a inspiré à Dick Annegarn un énorme tube en 1973. Et après? Place aux Années nocturnes.

Benedictus Albertus Annegarn est le chanteur et compositeur actuel le plus inventif de la langue française. Cinquante-cinq ans au compteur, une tête de paysan qui aurait fait pousser du blues plutôt que de l’avoine, une voix graveleuse, unique, et des mots qui malaxent la langue, bottent les fesses à la sémantique, riment et rament sans entraves. Bashung, M, Fersen, Mathieu Boogaerts, Bénabar, Christophe, Souchon et Arthur H ont repris ses chansons (1).

Annegarn est un libertaire marginal qui a pondu un tube énorme ( Bruxelles en 1973) et entrepris une carrière têtue et cabossée. En 1978, après  » avoir quitté la compétition », ce Néerlandais s’installe à Noisy-le-Grand pour une douzaine d’années sur une péniche pourrie, période électrique et dépressive qui donne trois beaux albums aujourd’hui réédités dans le coffret Les années nocturnes. On y retrouve son incomparable jouissance mélodique ( Quelle belle vallée), un amour païen de la Terre ( Oiseau, Saule pleureur), du blues brisé, de l’humour noir saupoudré de pop incandescente ( To Know You) et une fraternité toujours questionnée.  » Quand je fais l’album Frères en 1985, je suis en lutte avec la fraternité. Je suis sur une péniche pourrie dans une banlieue parisienne pourrie où les jeunes gars regardent le fleuve de la vie passer sans vraiment avancer. C’est l’époque où j’appelle Michel Berger ou Goldman – qui m’avaient déclaré leur admiration – en leur demandant de me sortir de là pour que j’enregistre un disque. Les téléphones ne répondent pas. La seule façon d’enregistrer un disque, c’est non pas de saigner mon frère, mais de saigner mon père.  »

RAPPORTS VOYOUS

Papa fait crédit au fils indigne. Annegarn Jr ne sera jamais fonctionnaire européen comme le paternel. Mais conteur, raconteur, poèdick sans confort.  » Le confort esthétique et mythologique de l’artiste qui marche, me navre, commente Dick Annegarn. Quand Dylan a visité Woody Guthrie, il est davantage allé voir l’ouvrier que le chanteur, le folk, le blues. Il faut qu’il y ait une rupture, une dureté pour que les idées viennent.  »

Dans sa période péniche, Annegarn écrit aussi des chansons d’amour, Le traversin dédié à un  » blondinet connu dix années auparavant » et puis Alain, morceau dénudé sur un voleur de c£ur.  » Un peu comme Pasolini, j’avais des rapports voyous et fréquentais deux ou trois mignons, sans consommation excessive. «  Il y a aussi une chanson en néerlandais, la seule que Dick ait jamais enregistrée, De tuinman. Les souvenirs des Pays-Bas d’après-guerre remontent à la surface de la Marne: même brume, même blues, même rudesse que dans l’histoire de sa grand-mère  » décadente, qui, à l’âge de septante-six ans, s’est achetée un homme pour sortir les poubelles« .

Dick pense à sortir de la chanson: endetté, sans sécurité sociale, il n’y croit plus du tout. Drôle de période de recyclage où, en 1989, il s’embarque même pour le Cambodge avec son amant thaï de Roubaix. L’idée est de créer un label Annegarn via une marque de fringues, voire le développement d’un raï khmer, mais Phnom Penh, toujours au bord de la guerre larvée, n’est pas prête à cela. Annegarn finit par quitter Marne et péniche pour Saint-Omer dans le Pas-de-Calais, glissant jusqu’à Lille et une autre banlieue chaude, Wazemme. Il y partage une ancienne maison d’ouvrier, croit à nouveau en lui. Le label de Vincent Delerm (Tôt ou Tard) également. Il permet à Dick d’être redécouvert par une nouvelle génération lorsque sort Approche-toi en 1997.

DYLAN, C’EST DU SLAM

Avec le nouveau millénaire, une dernière migration amène Annegarn dans un village de cinquante habitants au c£ur de la Gascogne, Lafitte-Toupière. Il y trouve de nouvelles connexions linguistiques:  » Entre les SMS et le slam, la tchatche et le langage de la société occitane où j’habite, j’apprends les noms des fleurs, le langage agricole, celui des slameurs. Tout le langage qui était à la périphérie devient le tronc commun des jeunes, de ceux qui n’ont pas de culture officielle. Au Festival du Verbe que j’organise dans mon village depuis 2003, on fait dire des textes de Joey Starr par des mamies qui, par ailleurs, récitent de jolis textes sur de jolis métiers. Souchon, Delerm, M, Mathieu Boogaerts, Fersen, viennent tous gratuitement dire leurs textes. Souchon va se faire interviewer par des enfants auxquels j’apprends l’insolence… C’est cela ma mouvance, ma fratrie.  » Fratrie de mots et de maux sur laquelle passe une nouvelle fois l’ombre de Dylan:  » La chanson, c’est du spoken word, il faut que cela sonne! Dylan ne dit pas qu’il écrit des chansons mais qu’il écrit des respirations. En anglais, il y a un phrasé, un tombé des mots, beaucoup plus souple. Dylan, c’est du slam… Dans ma langue, il n’y a pas une syllabe qui tombe à côté, je ne suis pas Renaud ou Da Silva: ces écritures automatiques chouette-chouette de jeunes (sic), je ne les ai jamais pratiquées. Donc, en effet A thing of beauty is a joy forever (2 ). Quand tu soignes un peu, cela dure. »

(1) Sur le CD Le grand dîner-Tribute à Dick Annegarn, chez Tôt ou Tard/Warner (2) Citation de Keats Coffret de trois CD Les années nocturnes chez Bang! Dick Annegarn accompagné de Barnabé Wirowski et Jean-Pierre Soulès est en concert le 23 février au Théâtre 140 à Bruxelles, www.theatre140.be et http://annegarn.free.fr/

TEXTE PHILIPPE CORNET

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