QUEL EST LE POINT COMMUN ENTRE MISSY ELLIOTT, LE FOLK HONGROIS, LE FRÈRE DE CALOGERO ET L’ÉLECTRO-POP D’OYSTER NODE? LES BRUXELLOISES JULIE ET SASHA ALIAS JUICY, TALENTS POLYMORPHES D’UNE GÉNÉRATION, SANS SURPRISE, FRAGILISÉE PAR L’ÉCONOMIE.

Samedi soir, mi-janvier, le Bar du Matin à Saint-Gilles est bondé de vingtotrentenaires sur le point de se trémousser. La raison tient aux deux jeunesses chantantes derrière un rack minimal: une guitare acoustique, un synthé et une boîte à rythmes « à 300 balles ». Le genre de matériel dont rêve le lapin Duracell. Sauf que la pile du jour, c’est le répertoire R&B suggestif des années 1990/2000. Julie et Sasha recyclent le made-in-pétasse comme deux pensionnaires de Sainte-Nitouche: popotins discrets et accords synth-pop alors que les morceaux originaux débordent de « aaah-oooh-encore » et d’autres salives lascives. Le paradoxe plaît, le café s’agite, la bière coule. D’autant que les filles vocalisent le coup de rein en harmonie. Leur chair à canon? Le Hot Boyz de Missy Elliott (« This is for my ghetto motherfuckers »)ou le Oops de Tweet (« Each night I’m freakin »)qui cotoient d’autres adulescences comme le Hollaback Girl de Gwen Stefani, histoire d’une pom-pom girl fière de l’être… Juicy, titre d’un rap de Notorious B.I.G. -réputé pour sa mansuétude féministe-, est donc le nom choisi par Julie Rens et Sasha Vovk, Bruxelloises de 24 et 23 ans, pour ce projet parti comme un accident. Sasha, celle qui ressemble à la (petite) fille slave de Jacqueline Bisset: « Des potes d’une ASBL -Les amis d’ma mère- voulaient que l’on fasse un petit concert sur le thème de l’inconfort, on a eu l’idée d’interpréter des chansons hyper-sexuées comme Milk Shake de Kelis, Beep de Pussycat Dolls ou Partition de Beyoncé. Les morceaux qu’on écoutait gamines. Ils sont assez bien écrits, hyper-agréables et vont droit au but, sans arrangements de fous à faire. Les gens de notre génération, cela les fait trop marrer: c’est léger et on a besoin de légèreté. »

Le bouche-à-oreille propage la bonne parole funky et Juicy engrange des dates dans les bars et restos de la capitale. Pas de quoi affoler la banque -un cachet moyen de 150 euros pour deux, tout compris- et le syndrome du jeune musicien qui doit travailler. Julie, étudiante en cinquième année jazz au Conservatoire de Bruxelles -où elle a rencontré Sasha- s’explique: « Faire plein de choses alimentaires t’apprend à travailler ton ego et à voir le truc comme un métier, sans oublier que c’est une chance que les gens t’écoutent. Cela remet les choses en place et c’est déjà pas mal. » Tignasse généreuse à la Amy Winehouse -sans les tatouages pseudo-délinquants-, Julie raconte comment elle a « dû chanter » Le Grand Jojo et Ça plane pour moi dans une réception de mariage. On rit, même pas jaune. « Faut toujours trouver le truc chouette même si tu as quatre ploucs qui dansent. » Pas seulement.

Oyster Node

On croise Julie, il y a près de quatre ans, à l’enterrement de la femme d’un ami qui s’est défenestrée. Trop tard pour l’entendre chanter Protect Me From What I Want, titre de Placebo demandé par la famille. « Un contre-emploi, je trouve, vu les circonstances. Je ne le sentais pas, ma bouche se crispait, je n’arrivais pas à prononcer. J’avais déjà fait cela à un autre enterrement: il s’agit de rendre hommage, pas de performer… » De l’avis des témoins, le chant de Julie, accompagné d’un guitariste, remue l’assistance. Là, le chagrin renoue avec le sacré et ses ramifications musicales qui accompagnent la mort. « J’entends de la musique depuis que je suis née,explique Julie, mes parents sont tous les deux musiciens et professeurs, ma mère est flûtiste, mon père fait du contemporain pur. Donc je me suis assez vite posé la question de l’accessibilité de la musique, de sa place sociale. »

Julie, c’est un CV boulimique: joue du piano dès l’âge de 4 ans, ado, fréquente la Chorale de la Monnaie -six heures de répète par semaine plus les engagements à l’Opéra-, passe vers 13-14 ans aux choeurs et refrains de « tous les rappers de Bruxelles » (plus tard, elle chante chez Akro), en plus du théâtre et de l’académie. En bout d’humanités à Evere, départ de la maison parentale et entrée au Conservatoire. Voie naturelle pour cette dévoreuse de sons, fascinée par les interprètes jazz et soul, « et ces live de Jeff Buckley qui me mettent dans tous mes états, comme certaines chansons de Joni Mitchell ou de Lauryn Hill, dont j’aime les engagements ». L’éclectisme peut être vertigineux, voire pousser à la noyade, mais lorsqu’on voit Julie sur scène à Couleur Café, le 28 juin 2014, ce n’est pas le scénario malgré une drache indécente qui a transformé le terrain en rizière. Depuis l’été précédent, elle chante au sein d’Oyster Node, formé via les rencontres au Conservatoire de Bruxelles: cinq des six musiciens l’ont fréquenté, Julie y est en dernière année, comme le batteur Sammy Wallens. Un claviériste (Elvin Galland), un sax (Pierre Spataro), un bassiste (Dorian Palos) et un tripoteur électronique (Luca Derom) complètent la géométrie du sextet, trip pop aux fragrances jazzy qui ne défigurerait pas la BO d’un Lynch nocturne. Ce jour-là à Couleur Café, le vésuve instrumental mené par une Julie impériale, présence menue et vocalises d’envergure, a dépassé la pluie. Via un grigri sonore entre Miles fusion et Portishead, disons.

Demi-autarcie

Dix-neuf mois plus tard, Oyster Node a sorti Yearn, un sept titres lancé avec succès au Beurs à l’automne 2015 (1) et le groupe vient de se dégotter un bookeur chez Live Nation. Un talent évident qui peine à se propager alors que le buzz pousse tant de médiocres: peut-être parce qu’ils sont toujours sans manager et n’ont pas le virus de la promo. Oyster Node répète -Julie et Sammy y vivent aussi- dans un immeuble schaerbeekois voué à la démolition prochaine, à moitié HLM brejnevienne, à moitié béton d’Orange mécanique. L’avantage du 4e étage est d’avoir une vue bluffante sur Bruxelles, avec au loin l’Atomium en miniature. La discussion part assez vite sur l’époque anxiogène et les finances de la musique: « On fait tous des boulots sur le côté, ingé son, serveur, divers trucs comme une plateforme de développement artistique (…), et pour notre sept titres pressés à 500 exemplaires physiques, on a travaillé, notamment dans La bande à Juju, groupe de reprises soul avec Julie. Autoproduction totale d’un coût de 2000 euros dont 1500 pour la SABAM et le pressage, l’enregistrement s’est bouclé dans un garage sans lumière sous la canicule de l’été dernier, on a même construit une cabine artisanale pour la prise de voix. Tout, à l’exception du mastering et du pressage, a été réalisé par Oyster Node. »

Le batteur Sammy a beau être le fils de Patrick Wallens(boss de Couleur Café), le cachet, correct, du groupe au festival 2014 a été de 1 600 euros. Loin des têtes d’affiche mais mirobolant vu les premières parties à l’AB ou au Bota, réglées 150 euros le groupe de six personnes. Les restrictions de l’accès au statut d’artiste -« cela paraît impossible à décrocher, en tout cas pour l’instant »- plombent un peu plus la discussion sur la réalité matérielle d’être, en Belgique francophone, musicien. Que les six considèrent comme un « métier ». Le schéma créatif est collectif même si Oyster Node travaille des beats fournis par Luca et les textes/mélodies composés par Julie. Cette jeunesse culturelle -ils ont de 23 à 35 ans- est victime collatérale du libéralisme mais les musiciens ne semblent pas en concevoir un fatal découragement. Même s’ils constatent qu' »en 15-20 ans, les cachets ont incroyablement diminué pour les nouveaux groupes, et les engagements pour des sessions en studio se sont sérieusement raréfiés ».

Faudra en reparler dans deux ou trois ans, voir si le booking de Live Nation dope les concerts et si un deal discographique peut s’insérer dans cette demi-autarcie. En attendant, quelques dates belges permettront de jauger sur pièce ces morceaux serpentins aux textures protéinées. Et le chant de Juju. Qui raconte comment Oyster Node se retrouve en septembre dernier invité à jouer à Budapest-Hongrie, et Oradea-Roumanie, via sa connexion à l’Est: un groupe folk hongrois inconnu par ici, Szabo Balazs Bandaja, l’a embauchée pour une poignée de titres, dont Hétköznapi dépassant les 600 000 vues sur YouTube. « Et je touche 150 euros par prestation, ce qui là-bas représente presqu’un salaire de star »…

Niaque ou pas

Quatre jours après Schaerbeek, on prend un café matinal à Ixelles avec Julie et Sasha. Société de l’admiration réciproque. Julie: « Sasha a une voix complètement angélique, qui attire d’emblée l’attention. » Sasha: « J’adore sa voix, vraiment spéciale dans le placement et dans le timbre que tu reconnais tout de suite. » Sur les enregistrements, elles ne s’identifient pas toujours et se marrent sans cesse comme des lycéennes en récré. Sur la terrasse du bistrot, elles clopent des roulées -moins cher- puis, sous le maigre soleil de janvier, poussent une pointe de gospel a cappella digne du Vieux Sud. Malgré leurs physiques plumes, elles assurent. Verbe sans doute un peu plus compliqué pour Sasha, mentalement parlant. Même si elle habite encore chez ses parents, acteurs issus de l’INSAS, elle bosse trois-quatre jours par semaine, entre prof dans le parascolaire, cours de piano, Mons et Bruxelles. Elle est née toute fin 1992, mais sa vie ressemble déjà à une saga traversant le funk-jazz d’extraSystole et la pop soyeuse de Marty and the Magic Minds. Et même l’aventure française: « Entre mes 20 et mes 22 ans, j’ai travaillé avec Gioacchino, le frère de Calogero, qui était chaud de me produire et qui voulait une signature chez Universal France. Le label, lui, voulait plus de piano et du français, je devais faire la BO d’un film et cela ne s’est pas fait. Je ne regrette rien parce que j’ai découvert que j’aimais écrire. Je fractionne ce que je fais pour combler la peur de ne pas aller de l’avant avec mon propre projet. Je n’ai peut-être pas assez la niaque. »

Pourtant, le talent est là, gracieux, comme dans sa reprise de The Scientist de Coldplay, en voix et piano sensibles (2). Outre Juicy, Sasha va peut-être travailler sur d’autres compos et idées « électro-soul » avec Julie, mais le temps n’est pas divisible à l’infini. Julie, elle, garde beaucoup Oyster Node en tête et travaille encore un autre projet, avec Squeaky Lobster. L’investissement de « faire carrière » dans ce micro-pays n’est pas seulement une question de ressource économique ou artistique: « Si tu ne fais qu’effleurer le truc, tu n’as aucune chance, faut avoir la niaque, être sans cesse prêt à rebondir dans une difficulté économique générale où tu as des moments largués, une vie lunatique, un peu schizo. On a fait un Top 10 des choses à accomplir dans les cinq ans, rien d’extravagant mais vivre de sa musique, voyager avec elle, se sentir bien sur scène et avoir assez d’énergie. »

(1) DISPONIBLE EN DIGITAL SUR LES PLATEFORMES HABITUELLES ET EN CD AUX CONCERTS.

(2) SUR YOUTUBE « THE SCIENTIST COLDPLAY (COVER BY SASHA VOVK) »

OYSTER NODE EN CONCERT LE 5 MARS AU MUSÉE BELLEVUE À BRUXELLES DANS LE CADRE DU MUSEUM NIGHT FEVER ET LE 13 MARS À LUSTIN AVEC HERBALISER.

JUICY LE 27 FÉVRIER AU PHARE DU KANAAL À BRUXELLES.

RENCONTRE ET PHOTOS Philippe Cornet

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