Auteur d’un remake un peu vain du Crime d’amour d’Alain Corneau, le réalisateur de Blow Out et Scarface n’a rien perdu de son tranchant ni de sa vigueur formelle pour autant…

Rencontrer un réalisateur à l’occasion d’un ratage a toujours quelque chose de frustrant. A fortiori lorsqu’il s’agit d’un cinéaste du calibre d’un Brian De Palma, virtuose ayant laissé, en 40 ans et quelques, diverses pépites telles Carrie, Blow Out, Scarface, The Untouchables, Snake Eyes, et l’on en passe, comme le remarquable Redacted, qui interrogeait brillamment, tout récemment encore, notre regard sur la guerre. Remake dispensable de Crime d’amour, thriller d’Alain Corneau qui ne l’était guère moins, Passion (voir critique en page 31) appartient, pour sa part, à ces films un peu vains ne semblant avoir d’autre objet que d’afficher une maîtrise formelle manifeste à défaut de véritable inspiration, tout en renvoyant, pour le coup, l’auteur à ses obsessions hitchcockiennes.

Il y a là, à vrai dire, une proposition singulièrement… dépassionnée, ce dont De Palma paraît le premier conscient, lui qui escamote le sujet en quelques phrases, comme pour mieux pouvoir rebondir ensuite: « Le projet m’est parvenu par mon agent. Saïd Ben Saïd (le producteur, ndlr) souhaitait faire une version anglaise du film français, ils m’ont envoyé le DVD, et j’y ai vu des possibilités: j’aimais la relation entre ces deux femmes, et j’avais le sentiment de pouvoir y apporter quelques améliorations. Passion est une bonne histoire de mystère, et j’avais diverses idées à ce propos, notamment de recourir à la forme du rêve pour éviter les expositions laborieuses que l’on trouve souvent dans ce genre de film. » Le reste ne serait, somme toute, que péripéties ou aménagements de surface, à l’image de la tension sexuelle rendue plus explicite entre les deux protagonistes centrales, Rachel McAdams et Noomi Rapace.

Réalisateur de films muets

Evoluant en terrain familier, De Palma donne parfois l’impression de se contenter de faire ses gammes. A certains égards, Passion fait d’ailleurs le lien en mode mineur avec les maîtres thrillers qu’il réalisait au tournant des années 80. Jusqu’à renouer au passage avec le compositeur Pino Donaggio, auteur, à l’époque, des musiques de Dressed to Kill, Blow Out et autre Body Double notamment. « Pino sait comment écrire une partition qui soit parfois lyrique tout en étant à la fois dramatique et chargée de suspense, c’est un maître s’agissant du genre de musique que j’aime retrouver dans mes films. Pendant toute ma carrière, j’ai été fasciné par de longues séquences silencieuses ponctuées par la musique. J’aurais dû être réalisateur de films muets tant j’adore cette forme: je la trouve incroyablement cinématique, et je suis sans doute l’un des rares à encore la pratiquer. Les gens sont désormais formatés par la télévision, où l’on ne voit jamais que des visages en train de dialoguer. Il n’y a rien de plus facile à tourner: un close up ici, un close up là-bas. Mais je trouve cela terriblement ennuyeux. Nous disposons d’un merveilleux outil visuel, la caméra nous donne des possibilités infinies. J’essaye de trouver un matériel où cela coule de source. D’où, dans ce film, les scènes de ballet, ou encore, les longues séquences oniriques surréalistes. »

On a évoqué, à propos de De Palma, une « camera prima donna ». Et de fait, sa virtuosité n’est plus à rappeler, qui l’a vu multiplier les morceaux de bravoure tout au long de sa filmographie -vigueur formelle dont Passion se fait encore l’écho aujourd’hui. Le film y superpose une autre constante de son univers, le voyeurisme. Comme dans Redacted,les caméras sont ici omniprésentes, oeil dont on ne sait jamais s’il est aux aguets ou assoupi, et regard déformant sur notre quotidien: « C’est une réalité de notre vie moderne, observe-t-il. En ce moment même, nous voilà tous installés avec des téléphones qui sont autant de caméras, et c’est une évolution que j’ai voulu refléter dans ce film. Nous vivons dans un monde changeant. La question n’est pas de l’aimer ou de ne pas l’aimer, c’est simplement quelque chose qui est en train de se produire. Je ne suis jamais qu’un observateur… » Neutralité de façade: le trait se fait au choix ironique ou acéré lorsqu’on demande par exemple à ce formaliste devant l’éternel ce que lui inspire l’apparition d’écrans toujours plus minuscules. « Je n’en tiens pas compte quand je tourne. Mais l’un des problèmes majeurs aujourd’hui tient au fait que les écrans deviennent de plus en plus petits, et n’accueillent plus que des têtes parlantes, tandis que les productions spectaculaires projetées en Imax ou sur grand écran sont des films pour gosses mettant en scène des héros de BD Marvel. J’ai passé l’âge de m’intéresser à ces héros. Mais vu le potentiel économique de ces films, on risque d’encore en voir beaucoup… » (rires)

Et Brian De Palma de prolonger la réflexion: « J’ai débuté à une époque où le réalisateur était une superstar, pouvant se permettre de dire aux dirigeants de studio: « fuck you, prenez vos mémos et balancez-les par la fenêtre. » Cela a marché un temps, et puis, cette ère s’est achevée (…) Aujourd’hui, Hollywood est aux mains de gens issus de la télévision. Mais faire de la TV n’a rien à voir avec faire du cinéma. C’est un monde fort différent. » Et s’il veut encore croire au cinéma indépendant -« on peut aujourd’hui faire de petits films personnels qui ne coûtent rien, le tout étant d’arriver à ce que quelqu’un les voie »-, c’est pour mieux conclure, fataliste: « Bientôt, il va falloir réfléchir à composer des plans pour écrans d’iPad. Je suis heureux d’avoir 71 ans, et de ne plus avoir à tourner trop de films, ni à penser à cela…« 

Entretien Jean-François Pluijgers, à Venise

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