Pour réussir dans le rock, mieu x vaut être jeune, beau et, surtout, mince. Contre ce diktat, la révolte gronde pourtant chez les bien portants. Changement de régime en vue?

C rever gros, crever maigre, disait Francis Blanche. La différence est pour les porteurs. » Si prompte à sortir le corbillard, l’industrie du disque en général, du rock en particulier, a toujours préféré les maigrichon(ne)s, voire les anorexiques, aux rondouillard(e)s et aux enrobé(e)s. Comme si, finalement, de tous les excès propres au rock, la surcharge pondérale était la seule qui ne soit pas un étendard, mais bien une tare.

Pourtant, à ses débuts, le rock ne cachait pas un certain embonpoint. Après tout, le genre doit son premier tube king size à un Blanc au visage poupon: cela ne fait pas de Bill Haley un obèse (l’alcool s’en chargera plus tard), mais pas non plus un apollon filiforme. D’ailleurs, son premier hit, Shake, Rattle & Roll, il l’a piqué à Big Joe Turner, gueuleur de blues pas seulement big par son talent… Même constat pour Willie Mae Thornton: elle sera la première à enregistrer l’autre classique Hound Dog, dont la face B installera son surnom: They Call Me Big Mama. Mais le plus fameux des pionniers du rock reste malgré tout Fats Domino. Son premier hit, il l’aura en 1949. Son titre: The Fat Man

Que s’est-il alors passé? Pourquoi et comment le rock en est-il venu à une telle cure d’amaigrissement? Il y a d’abord Elvis. En quelques titres, il devient l’emblème même de cette nouvelle musique. Au passage, il la blanchit en même temps qu’il l’amaigrit: le rock sera jeune, beau et mince. Quand, dans les années 70, Elvis se met à gonfler, il n’incarne plus le rock depuis longtemps, et se dirige déjà vers sa perte. En attendant, toute une mythologie s’est mise en place.

Miroir

Surtout, le rock trouve une assise dans la jeunesse blanche aisée des années 50 et 60. La machine économique tourne alors à plein régime. Avec le confort de la « vie moderne », s’installent de nouvelles pratiques alimentaires. Un rapport de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale, en France), daté de 2006, explique notamment:  » Ce n’est que dans les années 50 que le modèle de minceur s’impose avec force (…) Dans des univers sociaux où les aliments sont rares, être gros et fort sont des qualités positives. Le modèle d’esthétique de minceur émerge au moment où se profile puis s’installe de façon durable l’abondance. La minceur devient alors le signe de succès de prospérité voire de richesse. » Dans ce contexte-là, aussi rebelle soit-il, le rock’n’roll est bien le miroir de son époque.

Mais le genre en profite dans le même temps pour renverser une certaine hiérarchie des valeurs. La spontanéité et l’authenticité passent désormais avant la perfection ou la joliesse de l’organe. Une révolution. Le but devient le groove, le rock et le roll, plus forcément la performance vocale. D’autant que l’amplification électrique permet désormais aux plus minces filets de monter sur scène…

Comment se faire alors une place parmi les éphèbes élancés? Classique: pour se vendre, certains abattent la carte de l’humour et transforment leur embonpoint en atout. Prenez le chanteur d’Oasis. Non, pas Liam Gallagher. L’autre. Carlos. Avec sa barbe, ses chansons à haute portée philosophique et ses chemises à fleurs. Bien, il a résolument mis à profit son physique pour devenir amuseur public. Version rock, le comique devient outrancier, un poil vulgaire et barjot… On pense inévitablement au Rocky Horror Picture show, film qui a révélé Marvin Lee Aday, le bien nommé Meatloaf. Du « pain de viande » aux Garçons bouchers, il n’y a qu’un pas: dans les années 80, les stars du rock musette alternatif emmenées par François Hadji-Lazaro ont aussi joué la carte de la dérision, avec des chansons comme Carnivore, La Bière

Soul food

Certains genres ont mieux résisté que le rock à la vague de régime. La soul, par exemple. Les voix éclatantes, ve-nues du gospel, y ont gardé une place centrale. Or, si le « coffre » ne fait pas l’organe, il peut lui donner un solide coup de pouce… Un autre facteur rentre ici également en jeu. La soul est née au sein de la population afro-américaine moins favorisée, où la surcharge pondérale est davantage répandue. Dans les années 60, on se met à parler de soul food pour désigner les plats traditionnels des Noirs du sud des Etats-Unis. Une gastronomie d’anciens esclaves, grasse et haute en couleurs, qui n’a jamais eu de grande visée diététique, il faut bien l’avouer…

La soul, dernier Eden de la marge? Il reste certes des Angie Stone ou des Jill Scott, qui ont oublié d’être obsédées par leur balance. Mais là aussi, la donne change petit à petit.  » Dans les années 80, on m’a conseillé de me blanchir la peau. On m’a dit que j’étais trop noire, trop grosse, trop petite. Et passé 20 et quelques années, j’étais devenue trop vieille« , relativise ainsi la matrone Sharon Jones, révélée sur le tard. D’ailleurs, les stars actuelles du r’n’b synthétique ne s’alignent-elles pas désormais sur les standards de la mode?

En fait, même l’opéra, ce refuge classique des plus fortes corpulences, est aujourd’hui « menacé ». Le ténor américain Jesus Garcia estime par exemple que les jours du chanteur lyrique obèse sont comptés.  » Il y a actuellement une épidémie d’opérations de chirurgie gastrique chez les chanteurs« , observait-il dans un article du Sunday Star Times. Le principal hebdo néo-zélandais revenait à cette occasion sur l’affaire Deborah Voigt. En 2004, la fameuse soprano se faisait virer du Covent Garden’s Royal Opera House: trop enrobée pour le rôle d’Ariadne dans l’opéra de Strauss, Ariadne auf Naxos. L’affaire fit grand bruit. D’aucuns prendront la défense de Voigt en rappelant par exemple que, pour de nombreux amateurs, la voix de l’immense Maria Callas avait perdu de son ampleur après que la chanteuse a fondu au début des années 50. Soit. Cela n’a pas empêché Voigt de se faire placer un anneau gastrique. Conséquence: elle a perdu 68 kg. Et a retrouvé son rôle, qu’elle tenait encore au printemps dernier…

Give Me The Food

Aujourd’hui, le modèle minceur domine donc toujours. Mais la rébellion s’organise. Notamment dans la pop et le rock, grâce à des jeunes filles qui s’assument, boulottes mais vives et piquantes. Comme les girls next door Lily Allen et Kate Nash. Ou Beth Ditto, chanteuse aussi ronde que surpuissante des Gossip. L’an dernier, elle revenait notamment sur la perte de poids de la rappeuse Missy Elliott:  » Soi-disant, une question de santé. Une foutue blague, oui! » Et d’accuser l’industrie du disque, et son diktat de la minceur.

Roumaine exilée à Berlin, mariant r’n’b, soul et musique des Balkans, Miss Platnum aime la bouffe et ne s’en cache pas.  » Les gens disent toujours: Tu devrais être mince, tu devrais faire un régime . Mais je m’en fiche. J’aime juste manger. J’aime mon café avec beaucoup de crème. J’aime manger tard la nuit. J’aime les oeufs brouillés après un doux rêve« , chante en anglais, avec un accent à couper au couteau, la voluptueuse Miss. Give Me The Food est une chanson anti-régime, une ode au bien manger. Son clip met même en scène une foule de jeunes filles enrobées et pétillantes.

« Dans mon métier, c’est simple, la plupart des chanteuses sont maigres, voire décharnées, et se précipitent chaque jour dans une salle de fitness, expliquait l’artiste dans un entretien accordé au magazine européen cafebabel. com. D’accord, je fais aussi du jogging, mais je refuse d’avoir faim. Je leur trouve un air de merde, malsain. Cela devrait être normal qu’il n’y ait pas qu’un seul type de silhouette. C’est comme pour le business de la chanson: tout ne peut pas être semblable. »

Les parents de Ruth Maria Renner (son vrai nom) ont quitté Timisoara avant la chute du régime de Ceausescu. Météo-rologues de formation, ils se sont reconstruits et reconvertis en Allemagne .  » Dans mon éducation, j’ai appris à accepter la vie telle qu’elle est. A composer avec mes défauts et mes qualités. Leurs avantages, leurs inconvénients. J’ai donc aussi appris à assumer mes rondeurs« , affirmait-elle ainsi lors des récentes Transmusicales de Rennes.

La révolte des ronds serait donc en marche. Il était temps.

Texte Julien Broquet et Laurent Hoebrechts

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