L’autrice argentine Leila Guerriero ravive le souvenir de 122 soldats inconnus abandonnés

Leila Guerriero: “J’aime les zones grises parce qu’elles génèrent un climat perturbant ou rempli d’inquiétude et nous amènent de ce fait bien davantage à penser.” © magdalena siedlecki/universosliterarios.com
Anne-Lise Remacle Journaliste

Dans L’Autre Guerre, l’Argentine Leila Guerriero enquête sur le sort du corps de 122 soldats inconnus, abandonnés à dessein aux Malouines en 1982 après la défaite.

Née en 1967 et débutant sa carrière en 1991, Leila Guerriero est une des figures majeures du journalisme narratif, collaborant à des nombreux titres en Amérique latine (La Nación, Gatopardo, El Mercurio) ou en Espagne (El País). Nous la découvrons en 2017 avec Une histoire simple (Bourgois), autour de l’ascension d’un danseur de malambo, une discipline dont la gloire ultime est très éphémère. Les Suicidés du bout du monde: chronique d’une petite ville de Patagonie (Rivages, 2021) nous plonge à Las Heras, patelin déserté du sud du pays où a eu lieu une vague massive de morts volontaires.

Dans L’Autre Guerre, les laissés-pour-compte de l’Argentine sont à nouveau au cœur du récit. Suite à la défaite contre l’Angleterre dans la guerre-éclair des Malouines, le gouvernement (une dictature militaire jusqu’en 1983, responsable de 30 000 “disparus”) décida de ne pas ramener au pays les corps des soldats morts au combat. L’ordre de “rapatrier” aurait signifié que la perte territoriale était entérinée. Guerriero s’intéresse ici au sort des 122 dépouilles impossibles à identifier par Geoffrey Cardozo, l’officier anglais qui tâcha d’enterrer les corps dignement. Héroïsation par l’État des corps anonymes pour servir leur agenda, dissensions entre les comités de représentation des familles ou détresses individuelles… Comme pour ses livres précédents, l’autrice parvient à nous happer par sa vision unique, son attention aux détails et son éthique. En octroyant un espace juste de parole à ceux qui restent, elle contribue aussi, par ricochet, à restituer un peu de dignité à ceux qui ne sont plus là pour s’exprimer. Dans La Trace sur les os (article de 2007 récompensé en 2010, et deuxième partie du livre en français), elle fait connaissance avec l’équipe argentine d’anthropologie médico-légale finalement dépêchée sur les lieux, 30 ans après les faits. À leurs débuts en 1984, ce sont de très jeunes praticiens qui recherchent les traces des disparus de la guerre sale. Leur expérience fera date, et leurs compétences seront utilisées dans bien d’autres territoires marqués par la violence.

Dans L’Autre Guerre, vous montrez combien les soldats argentins dont les corps ont été abandonnés aux Malouines comme les survivants de cet affrontement-éclair sont des héros ambigus.

Mon but principal était de créer un espace de discussion au sujet des figures de la victime et de l’agresseur. Ici, certaines victimes ne sont pas des gens aux intentions toujours nobles, mais ça ne devrait pas leur enlever ce statut de victimes. Et c’est la même chose concernant les agresseurs -ce ne sont pas uniquement des monstres. J’aime les zones grises parce qu’elles génèrent un climat perturbant ou rempli d’inquiétude et nous amènent de ce fait bien davantage à penser. Parmi les représentants de la Commission des familles de soldats tués aux Malouines, certains -comme Héctor Cisneros ou María Fernanda Araujo- avaient une position politique très nationaliste, et ont fait obstacle aux autres familles qui souhaitaient identifier les corps de leurs proches. Mais les uns comme les autres restent des victimes d’une situation absurde et douloureuse. Et c’est ce qui rend un cas comme celui-ci complexe -c’est bien plus évident quand c’est une personne intouchable ou qu’on peut prendre facilement en pitié qui est spoliée ou brutalisée. On sait combien le manichéisme des narrations idéales peut devenir dangereux.

© National

Lors de vos enquêtes, vous choisissez des points d’ancrage singuliers (Laborde dans Une histoire simple, Las Heras dans Les Suicidés du bout du monde) voire territorialement excentrés comme ici les Malouines. Vous vivez désormais à Buenos Aires et voyagez à travers le monde, mais êtes-vous toujours cette fillette de Junín, ville située à environ 250 kilomètres de la capitale?

Ce type d’histoires de l’intérieur des terres m’intéresse en effet parce que j’ai été moi-même une enfant de la périphérie qui rêvait de déménager à la capitale. J’aspirais à autre chose, j’étais excitée par l’idée d’une grande ville et aujourd’hui, je ne pourrais plus faire marche arrière. En Argentine, tout ce qui n’est pas Buenos Aires a ce statut orbital. ça me plaît à la fois de donner la parole à ceux qui n’y ont pas si souvent droit mais aussi de casser cette image parfois paradisiaque de la province. De montrer que là-bas, les gens sont aussi faits de couches complexes, bonnes comme mauvaises. Les citoyens de Buenos Aires ont tendance à traiter les provinciaux avec condescendance, et je déteste ça!

Est-ce que ce statut de connaisseuse de deux mondes vous aide à être une journaliste d’autant plus à l’écoute?

À Las Heras, il était aisé pour moi de me sentir reliée aux habitants. Leurs problèmes, leur état d’esprit, les préjudices, les colères étaient similaires à ceux de Junín. Face à leur tragédie personnelle, la mort volontaire ou militaire de leurs enfants, les familles des Suicidés du bout du monde ou de L’Autre Guerre ont moins de ressources, de connaissances, de maillage communautaire que celles de la Place de Mai (association de mères ou grands-mères à la recherche de leurs “disparus” pendant la dictature militaire de 1976-83, NDLR). C’est d’autant plus triste que cette réalité de résignation et d’isolement total a été peu prise en compte par les gouvernements qui ont succédé à la dictature. Si vous subsistez pendant longtemps en ayant l’impression de n’être rien aux yeux de l’État, vous finissez par envisager la perte d’un proche comme n’étant qu’un dommage collatéral de plus dans une vie déjà meurtrie trop souvent.

L’Autre Guerre: une histoire du cimetière argentin des Malouines suivi de La trace sur les os, de Leila Guerriero, éditions Rivages, traduit de l’espagnol (Argentine) par Maïra Muchnik, 120 pages.

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