Critique | Livres

« Lemon », le thriller sud-coréen qui cache bien son jeu

3,4 / 5
© DR

Kwon Yeo-sun, La Croisée

Lemon

160 pages

3,4 / 5
© National

Avec Lemon, faux thriller mais vrai roman sur le deuil, la Sud-Coréenne Kwon Yeo-sun propose une expérience de lecture surprenante.

Il n’y a pas que les romans d’autrices irlandaises “dans la veine de Sally Rooney” qui envahissent les rayons de nos librairies; il semblerait que la Corée du Sud ait elle aussi planifié une invasion (après la K-Pop, la K-Litt?). Certainement envoyée en éclaireuse, Kwon Yeo-Sun, après un débarquement réussi en terres anglophones, déboule par chez nous avec Lemon. Séoul, 2002. Alors que de jeunes millionnaires en short de tous les pays tentent de remporter la Coupe du Monde de foot qui se tient cette année-là au Japon et en Corée du Sud, une jeune fille -Hae-eon, la plus belle du lycée, évidemment- est retrouvée morte dans un parc. Deux jeunes garçons sont suspectés du meurtre, l’un fils de bonne famille, l’autre pauvre bougre, mais personne ne sera inculpé. Pour l’entourage de la victime, le choc est immense. À travers huit courts chapitres couvrant 17 années se succèdent les points de vue de Da-eon, la jeune sœur de Hae-eon, d’une camarade de lycée, Sang-hui, amie de cette sœur, et de Tae-rim, amie de la victime. Toutes trois, profondément perturbées par le drame, ne peuvent que constater “l’impossibilité de mettre fin à cet événement horrible”. D’autant que le coupable court toujours

On suit plus particulièrement la sœur de la défunte, qui fait appel à son imagination, malheureusement “tout aussi douloureuse que la réalité”. On se demande d’ailleurs s’il s’agit d’un de ces true crime pullulant ces temps-ci, que ce soit en littérature ou sur les écrans. Mais c’est bien de la fiction. La multiplication des points de vue ajoute au trouble déjà présent par la seule évocation du décès d’Hae-eon. “J’ai peu à peu commencé à douter d’avoir jamais aimé ma sœur”, dit Da-eon. Cela ne l’empêchera pas d’oser la chirurgie esthétique pour se changer, elle l’ex-lycéenne insignifiante et un peu boulotte, en un sosie de feu sa sœur… Dans ce qu’on pense être un tournant de l’intrigue, “afin de savoir qui j’étais censée devenir”, elle décide de se rendre chez Han man-u, le pauvre garçon à l’existence peu enviable, longtemps suspecté par la police faute d’alibi sérieux. Grâce à Sang-hui et leur amour commun pour James Joyce (à qui l’on doit le titre du livre), Da-eon va à nouveau ressentir “l’expérience de la beauté. Un peu comme Catherine Meurisse reprenait pieds en BD -dans un tout autre genre pour le coup- dans le superbe La Légèreté après le choc de l’attentat terroriste de Charlie Hebdo.

Malgré le ton du roman, plus axé sur le deuil, et l’atmosphère très sombre qu’il diffuse, on ne peut s’empêcher de guetter une révélation (mais qui a tué Hae-eon?). Avec sa narration quasi expérimentale, Kwon Yeo-sun s’entête pourtant à prolonger le doute et les sensations ambiguës, tout en peignant un tableau peu rutilant des rapports de classe dans la société sud-coréenne. L’histoire paraîtra confuse, mais il n’est pas exclu qu’à sa relecture, comme ses “héroïnes” a priori à jamais perdues, on finisse par toucher du doigt “le sens réel de nos vies”.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content