Paul Mawhinney, triste roi du vinyle

© Philippe Cornet

Pendant plus d’un demi-siècle, Paul Mawhinney a amassé des vinyles dans ses réserves de Pittsburgh, Pennsylvanie. Jusqu’à constituer un fabuleux trésor unique au monde, de 3 millions de disques. Une histoire de gloire et de chute, une histoire américaine.

« C’était en 1997 et j’ai reçu une offre de 28,5 millions de dollars de la part de CD NOW, une compagnie de Pittsburgh spécialisée dans la vente en ligne. Trois semaines avant que le deal ne se concrétise, l’entreprise a fait faillite. Plus tard, elle a été rachetée par Amazon.com, j’en aurais fait une dépression nerveuse. » Contrairement aux apparences (il n’a pas le visage de ses 71 ans), le physique de Paul Mawhinney ne suit plus vraiment. « Légalement aveugle », ce diabétique qui a également fait deux attaques se déplace difficilement et n’a pas osé sortir de sa maison pour nous cueillir au Holiday Inn qui campe au sommet d’une banlieue informe du nord de Pittsburgh.

On finit par arriver chez lui un soir polaire de janvier: le genre d’endroit où l’expression « Amérique profonde de la classe moyenne » s’illustre par les cargaisons de bibelots jetés entre des murs contreplaqués. La télé crache la première de la saison d’American Idol (que sa femme Colette regarde enfoncée dans un sofa rococo) alors que Paul, assis à la table voisine, passe en revue sur les deux écrans d’ordi Music Master, son programme de recensement de la collection: « 750.000 références, 28.000 labels, 895 titres pour les Beatles, 1414 pour Bing Crosby ».

Assis sous un lustre démesuré, Paul lâche un premier « terrific » et évoque un Wolfman Jack banlieusard: comme celui de l’historique DJ, son rêve impossible a franchi les portes de la ville, du pays, et de la saga du disque. Paul pondère la conversation de son chiffre fétiche, « one million dollars » en roucoulant de plaisir: on est plus dans un film des frères Coen que chez Clint Eastwood, dans la fraternité des simili-héros américains en formica, pour le coup, un peu au bord de la crise de nerfs.

Edison et lumières

« Pittsburgh était une ville prospère, ouvrière, ayant bâti sa fortune sur l’acier. Une usine était même là, plantée au coeur de la ville. Puis dans les années 70 et 80, toutes les manufactures ont fermé, la ville s’est appauvrie », dixit le taximan en route vers la banquise. De Charleroi à Manchester, on connaît la vieille chanson de désaffection industrielle et de débandade sociale, sauf que la capitale de Pennsylvanie s’est finalement requinquée dans le secteur des services, d’où d’innombrables bureaux et commerces en torticolis le long des routes.

Enjambant le pont qui vise le centre, on pense que Pitt’s aurait pu être un Detroit miniature, créer le son de la Jeune Amérique sous perfusion Motown ou alors imiter Philadelphie et son Philly Sound noir des seventies. « Il n’y avait pas à proprement parler de groupes célèbres mais dans les années 70-80, les radios FM marchaient à fond, les DJ’s étaient les rois du pétrole, ils dictaient le marché, et se faisaient graisser la patte pour passer les disques. Pittsburgh explosait de rock, de country, et moi, je ne cessais d’acheter des disques. »

Dans son chalet kitsch, Paul Mawhinney est pareil à un juke-box programmé pour la mélodie du bonheur, même pas besoin de mettre de pièces. « Je suis né dans une famille ouvrière de Pittsburgh, mes ancêtres sont irlandais et j’ai fait mon service militaire en Europe, en Allemagne, à la même époque qu’Elvis. » Souvenir de garnison: Paul, chauffeur du colonel, suit le gradé dans un déplacement qui croise l’idole Presley à Francfort: « Les officiers l’avaient complètement monopolisé, je n’ai pas pu vraiment l’approcher, mais il était là, magnétique. »

Paul a 12 ans quand il achète son premier collector, le Jezebel de Frankie Laine: un hymne galopant, sorti en 1951, récemment repris par la rétro pouliche Anna Calvi. Son truc futur, c’est la pop tout-terrain, la country des ancêtres, les B.O., le jazz ou encore l’easy-listening, musique pour ascenseurs et refuges d’un rêve américain inoxydable qui prône le double garage et le barbecue ignifugé. Quand même, difficile d’échapper à cette onde cosmique du rock à la Presley qui électrise les années 50. Mais quand Paul fouille dans sa memorabilia perso (les meilleurs collectors sont planqués dans un sac plastique), c’est bien le Christmas Album du King qu’il présente: 700 dollars pour les ballades floconneuses.

A son retour de l’armée, Paul bosse pour un magasin de discount de Pittsburgh et devient VRP sur la route. C’est là que la fièvre d’achats de disques, modérée à ses débuts, grimpe sans limites. A chaque cave qui déborde, à chaque collectionneur surchargé, Paul est là, fouillant, tchatchant, achetant. « Je tombais sur des stocks de 60 disques ou alors des magasins qui déstockaient 10.000 disques. » Le garage des Mawhinney gonfle de vinyles, 45, 33 et même 78: l’Amérique est une matrice suractive sans trop de considération pour son passé qu’elle liquide avidement.

Reste que c’est bien l’Américain Edison (1847-1931), inventeur du téléphone, qui construisit les premiers phonographes: Paul possède une de ses machines, vieille de 130 ans, dans une boîte d’acajou. Il a aussi « le tout premier disque »: « Je l’ai depuis 42 ans, je ne le vendrai qu’à celui qui prendra tout le reste, il n’a pas de prix ». Instant de perplexité devant cette rondelle noirâtre datée de 1888. Emotion?

Une des photos aperçues chez Mawhinney le montre en pleine crise de look seventies: tuxedo flamboyant et noeud papillon assez géant pour assumer le décollage. De fait, la collection, fin sixties, a fini par prendre du poids (160.000 disques) et sur les conseils de sa femme Colette, Paul ouvre en 1968 un magasin baptisé Record-Rama. Très vite, le buzz s’amplifie dans tout Pittsburgh et au-delà: « J’avais neuf employés et, certains jours, le chiffre d’affaires du magasin montait jusqu’à 37.000 dollars. Les 75 DJ’s des radios venaient s’apprivisionner chez moi. »

La musique américaine de l’époque seventies est AOR (Adult-Oriented Rock), FM (style de radio rock très populaire aux States dans les années70), KROQ (radio influente de Los Angeles), ignorant la révolution qui crachote sur la côte est avec les Ramones ou Talking Heads: c’est plutôt la soft-mode des Eagles et de Fleetwood Mac (au mieux) ou carrément le rock en peau de lapin de Styx ou Journey (au pire). Peu importe, l’industrie du disque se gave des millions d’exemplaires écoulés via les radios, leurs faire-valoir obligés: « Le régime était à la « payola » (corruption, ndlr), les compagnies de disques arrosaient les DJ’s de fric pour qu’ils passent leurs chansons en priorité, il y avait des deals de toutes sortes, y compris de coke. Même les artistes étaient corrompus. »

A ce stade-ci de la conversation, on s’imagine l’époque en équivalent de la décadence romaine pour Néron: la dernière grosse bouffe avant l’indigestion. Paul ne se contente pas de vendre ses breloques aux consommateurs ou de fourguer les DJ’s, il se rend en quelque sorte indispensable. « J’ai commencé à racheter des vieux labels abandonnés et toutes ces majors qui n’avaient même pas les masters originaux (RCA, Capitol, Columbia, Warner Brothers) venaient chez moi pour réaliser leurs rééditions. » Il tombe sur des pièces rares, comme ce mix mono d’un Stones seventies pressé à 300 copies pour les radios: 6000 dollars!

Renseignements pris et recoupés, Paul a bien été un rouage graissant la gigantesque machine à dollars, sans pour autant peser sur son destin global. Peut-être parce que Paul est, excusez le terme, un Américain aussi naïf que moyen. Quand on lui demande « le plus grand moment de sa vie musicale », il raconte sa rencontre à Las Vegas avec Dick Clarke, présentateur TV de l’historique American Band-stand. Un peu comme si votre épiphanie s’appelait Patrick Sébastien… Le Dick se déclare admiratif du double bottin rédigé par Paul en 1983, The Music Master: des centaines de pages maniaques répertoriant l’intégralité de millions de disques non classiques sortis entre 1947 et 1982. Un recensement digne de Noé au moment d’embarquer sur le rafiot salvateur.

Paul prend très à coeur son rôle de pygmalion quand il raconte « avoir lancé la carrière de David Bowie en Amérique ». La traduction est obligatoire. « Il avait sorti Space Oddity en 1969, qui avait été un tube en Grande-Bretagne, mais avait floppé en Amérique. J’ai convaincu le vice-président de RCA, Tom Cossie, de presser le disque à 700 exemplaires et de l’envoyer aux radios: cela a lancé Bowie en Amérique, cela ne m’a jamais rien rapporté. »

Mélodies en sous-sol

Reste à voir le trésor des pharaons, le Graal plastique, le saint des singles, le QG diamanté du LP: les 3 millions de pièces annoncées ont aujourd’hui fondu à 1,5 million de 45 Tours et 1 million d’albums. Ce qui prend toujours un peu de place. Un banal parking commercial, une entrée via un magasin (glauque) d’heroic fantasy qui amène aux anciens locaux de sa boutique en sous-sol, Record-Rama, fermée en février 2008. L’ensemble évoque un bunker: le refuge final d’Hitler devait être plus marrant. Du béton, des néons, et des disques sur 1500 m². Petits, vieux, gros et grands, que du vinyle: les 300.000 CD ont été vendus depuis longtemps. Restent 350 mètres d’étalages achalandés par genre.

Le rayon Christian Rock pourrait suffire à la satisfaction (spirituelle) de trois papes. Paul s’y déplace comme en apesanteur, prend un disque dans ses bras et le cajole: un Rod Stewart vintage pour 30 dollars, un Quincy Jones antédiluvien, plus de Bowie (déjà tous vendus) et puis ces piles de 45 Tours planqués dans le coin des affaires potentielles. « Un acheteur doit venir d’Ohio la semaine prochaine: il passera sans doute trois ou quatre jours à fouiller dans ces caisses-là. » Paul montre des dizaines de cartons garnis jusqu’à la gueule: dans cet anonymat flagrant, peut-être un chef-d’oeuvre. Peut-être pas.

Paul pose devant une photo géante des Beatles, prise lors du seul concert jamais donné par les Fab Four à Pittsburgh, le 14 septembre 1964. « On m’en a offert 10.000 dollars mais j’en veux 30.000. » On zyeute le poster cartonné, fendu en deux, dans un noir et blanc défraîchi: quelqu’un paierait vraiment 22.500 euros pour cette chose? Ceci dit, l’heure est aux soldes: la collection estimée à « 50 millions de dollars » n’a pas trouvé acquéreur à 28,5 il y a une décennie. Les acheteurs potentiels, comme la Library Of Congress de Washington, n’ont pas les fonds (ou l’intérêt) pour cette coûteuse histoire musicale de l’Amérique et du reste du monde. Problème, certains disques existent en dix, voire vingt exemplaires (d’où les 750.000 références): difficile à caser à un seul client.

On regarde à la section Belgique, cache-misère de deux albums, l’un du rocker flamand Jean Blaute, l’autre étant une B.O. de l’Expo 58. Paul est prêt à lâcher la totalité de l’affaire pour… 3 millions de dollars, ce qui n’est pas exorbitant pour le barnum. Aux dernières nouvelles, aucune proposition sérieuse n’est en vue. L’endroit est à la fois saoulant et déprimant, hypnotique et mortifère: ces millions d’heures de musique en tous genres sont prisonnières de ce qui pourrait être leur dernier tombeau poussiéreux. Comme Paul, soudain frappé d’un coup de vieux. En sortant, on ferme les lumières, personne n’appelle: les millions de vinyles sont muets. Peut-être pour toujours.

Plus d’infos sur Paul Mawhinney et sa collection: www.record-rama.com, paul@record-rama.com.

Philippe Cornet, à Pittsburgh

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