APRÈS CELLES D’INGMAR BERGMAN, DE STANLEY KUBRICK OU DE PEDRO ALMODOVAR, LES ÉDITIONS TASCHEN PUBLIENT LES ARCHIVES DE CHARLIE CHAPLIN, UN OUVRAGE DÉFINITIF RETRAÇANT LE PARCOURS DU CINÉASTE EN MOTS ET EN IMAGES, DE VISIONS FAMILIÈRES EN DÉCOUVERTES. SOMPTUEUX.

« Je n’avais aucune idée du personnage. Mais dès que j’ai été habillé, les vêtements et le maquillage m’ont fait entrer dans cet individu. J’ai commencé à faire connaissance avec lui et, au moment où je suis entré en scène, il était bel et bien né. En arrivant devant Sennett, j’étais ce personnage qui se pavanait, faisait tournoyer sa canne et paradait pour lui. Les gags et les idées comiques fusaient dans ma tête. » La scène se déroule en janvier 1914, sur le tournage de Mabel’s Strange Predicament. Engagé depuis peu par la Keystone, de Mack Sennett, Charlie Chaplin vient d’adopter, fortuitement pour ainsi dire, le look qui le rendra célèbre et dont il restera indissociable. Un an et divers ajustements plus tard, The Tramp -Le Vagabond- est définitivement dessiné, l’histoire du cinéma s’en trouvant à jamais bouleversée. Pour célébrer ce centenaire, les éditions Taschen ont décidé de mettre les petits plats dans les grands. Après celles d’Ingmar Bergman, de Stanley Kubrick, de Pedro Almodovar et même de James Bond, voilà donc que paraissent The Charlie Chaplin Archives, un ouvrage monumental (jusque par son format) de 560 pages que relève une iconographie exceptionnelle -quelque 900 illustrations: instantanés tirés de films, dont certains inédits, photos de plateau, esquisses, affiches, strips, story-boards, mémos, contrats… Soit le fruit du dépouillement systématique des archives du maître, auquel les auteurs, sous la conduite de Paul Duncan, ont eu un accès illimité. Et une somme définitive, ajoutant aux documents visuels une histoire orale racontée du point de vue de Chaplin, ses écrits étant étayés par ceux de ses collaborateurs, et ponctués de coupures de presse.

Un génie au travail

« Le principe de ce livre est simple: montrer comment Chaplin a fait ses films », écrit Duncan dans son avant-propos. S’attachant à sa méthode de travail, l’entreprise, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, réussit à révéler sous un jour captivant un artiste sur qui l’on pensait tout savoir, ou presque, le génial auteur des Lumières de la ville ayant été l’objet de biographies et exégèses nombreuses. S’ouvrant sur sa naissance, le 16 avril 1889 à Walworth, l’ouvrage s’en tient à une stricte chronologie, passant de l’Angleterre aux Etats-Unis, et du music-hall au cinéma à la suite d’un Chaplin dont la filmographie est ensuite explorée avec un luxe de détails. Et cela, depuis les premiers courts métrages (Making a Living, Kid Auto Races at Venice, Cal…), en 1914, jusqu’à A Countess from Hong-Kong, son dernier long, en 1967, marqué notamment par ses relations difficiles avec un Marlon Brando qui ne l’épargnera pas: « Il faut savoir faire la différence entre l’homme et le génie. Le génie était exceptionnel, l’homme monstrueux. » A quoi s’ajoutent les films restés au stade de projets, comme un Napoléon ou The Freak qu’il envisage autour d’une créature ailée en 1968.

Tendant à l’exhaustivité, la somme ainsi réunie invite à des lectures multiples. Au fil des pages, le génie à l’oeuvre se dévoile, salué par tous pour s’épanouir à mesure que Chaplin obtient le contrôle de ses productions -il ne laisse rapidement à nul autre le soin de les écrire et en assure systématiquement la mise en scène dès Laughing Gas (Charlot dentiste). Son personnage évoluera en parallèle, comme ne manquera pas de l’observer Mack Sennett, considérant, à propos de The Property Man (Charlot garçon de théâtre, 1914): « C’était bien avant que (Chaplin) renonce à la cruauté, à la vénalité, à la traîtrise, au vol et à la lubricité comme traits principaux de son vagabond. Chaplin a peu à peu rapetissé son personnage en le rendant pathétique… et sympathique. »

Passant de Keystone à la Essanay, puis la Mutual et enfin la First National –« Les affaires sont les affaires », écrit-il à son frère Sydney-, Chaplin va faire fructifier son talent (les reproductions de ses contrats en attestent), tout en continuant à peaufiner son art -le passage où il s’ouvre de sa méthode pour The Tramp, né d’une rencontre fortuite avec un clochard de San Francisco, est à cet égard particulièrement éclairant. Comme l’est la suite de son parcours où, son indépendance bientôt assurée, Chaplin signe ses chefs-d’oeuvre, longs métrages où il peut laisser libre cours à son perfectionnisme, dès lors qu’il a désormais la maîtrise du temps. Les anecdotes abondent, comme celle voulant qu’il ait consacré 56 jours à développer la scène de la rencontre avec la fleuriste dans City Lights. Celle, fameuse, où McKay et Charlot mangent sa chaussure (en réglisse) dans The Gold Rush nécessite pour sa part 64 prises, laissant Mack Swain malade comme un chien –« Je n’avalerai pas une chaussure de plus! », suppliera-t-il. Et l’on ne parle pas de tant d’autres, testées film après film, parfois pendant des jours, pour être sacrifiées par Chaplin sur la table de montage (souvent documentées ou illustrées pour le coup) –« J’en étais arrivé à une recherche de la perfection proche de la névrose », constatera-t-il. Ce dont ses acteurs ne lui tiennent pas rigueur. Ainsi, Georgia Hale, qu’il choisit pour The Gold Rush: « Je savais que c’était un perfectionniste. Je savais qu’il voyait des choses que personne d’autre ne voyait et voulait des choses dont personne d’autre ne soupçonnait qu’elles puissent figurer dans le film et toucher le public. Comme j’avais une infinie confiance en son génie, je mettais une infinie patience à faire et refaire de nouvelles prises de vue. »

Une épidémie de chaplinite

En filigrane, c’est aussi une histoire de Hollywood qui s’écrit. Chaplin commence ainsi par enquiller les films d’une ou deux bobines dans une ville dont l’on comprend qu’on l’ait baptisée usine, fût-ce à rêves. Et sa quête d’indépendance, qui résultera dans la création, en compagnie de Mary Pickford, Douglas Fairbanks et D.W. Griffith, de la United Artists, en 1919, fut tout sauf un long fleuve tranquille. En témoigne l’épisode The Professor, film au coeur d’un bras de fer l’opposant à First National, et qu’il réalise en compilant des scènes inutilisées de ses précédentes réalisations. Le résultat, dont l’on peut découvrir le scénario, ne verra toutefois jamais les écrans. Et que dire des circonstances, retracées par le menu, qui l’emmèneront à quitter les USA en 1952 pour finalement s’installer en Suisse, après avoir été l’objet d’une campagne calomnieuse, et d’une enquête sur ses activités politiques et autres « turpitudes morales » -le maccarthysme est passé par là. Tant qu’à faire, d’ailleurs, l’ouvrage inclut aussi une part de gossip sans laquelle Hollywood ne serait pas tout à fait elle-même, et que Chaplin a contribué à alimenter malgré lui, de liaisons mouvementées en mariages ne l’étant guère moins -soit un réservoir inépuisable d’anecdotes dont allaient se repaître la presse et le public. La rançon de la gloire, comme dirait Xavier Beauvois, ou le prix du génie, ce génie qui fit écrire à un critique du Motion Picture Magazine, en juillet 1915: « Le monde connaît une épidémie de chaplinite. Mais vous seriez bien en peine d’expliquer ce qui vous fait rire, pas plus que le succès de Chaplin dans la comédie. Il est né comique, comme Edison est né inventeur et Tolstoï écrivain de génie. » Cent ans après, la fièvre n’est toujours pas retombée…

THE CHARLIE CHAPLIN ARCHIVES, SOUS LA DIRECTION DE PAUL DUNCAN. ED. TASCHEN, 562 PAGES, 900 ILLUSTRATIONS. EDITION ANGLAISE, ACCOMPAGNÉE D’UN LIVRET EN FRANÇAIS.

TEXTE Jean-François Pluijgers

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