La pratique quotidienne des réseaux sociaux nuit-elle au plaisir littéraire? Démonstration

Ian McEwan © REUTERS/Nir Elias
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Batailler sur Internet au sujet de Mad Max: Fury Road peut faire relire 1984 d’Orwell au travers d’une grille de lecture bien foireuse. Tout comme savoir de quel bois se chauffent les Social Justice Warriors peut vous faire rater l’essentiel de Machines Like Me, le dernier fort bon roman de Ian McEwan. Le constat de ce Crash Test S06E14: des livres ou des réseaux, un moment, il va falloir choisir.

La dernière fois que j’ai relu 1984 d’Orwell, il y a 5 ans je pense, j’ai trouvé que l’histoire se prêtait plutôt bien au monde dans lequel nous vivions. Qu’Orwell avait beau s’être inspiré des totalitarismes de son époque, le sentiment d’oppression et la culture du conformisme décrits dans 1984 rencontraient toujours un écho certain dans la réalité de 2015. À l’époque, je vivais pourtant à Ixelles, pas en Corée du Nord. Mais j’étais très vindicatif, combatif et participatif sur les réseaux sociaux et 1984 m’a donc beaucoup fait penser à mon quotidien sur Twitter et Facebook. Ce qui est totalement idiot. L’utilisation assidue des réseaux sociaux et leur ambiance castagneuse m’avait fait relire 1984 au travers d’une grille de lecture fausse, minable, nombriliste et narcissique. Je ne dis pas que je me suis reconnu dans les tribulations de Winston Smith, que je me suis senti des expériences communes avec ce martyr de la liberté de penser alors que je me prenais le chou avec des trolls et des personnalités publiques que ma parole titillaient. Je ne suis pas cinglé à ce point. L’idée que ce que racontait ce roman était toujours d’actualité était plus diffuse. J’aurais par exemple bien vu une adaptation/hommage à la Black Mirror où suite à l’aveu que vous estimiez Mad Max: Fury Road être un irregardable navet, vous finiriez au ban de la bonne société avec une cage de rat sur la tronche. On peut donc dire que ma dernière relecture de 1984 fut aussi dissipée que complètement foirée, oui. Que je suis passé à côté de l’essentiel de ce monument littéraire parce que le cerveau complètement piraté par ma vie sur les réseaux sociaux et mon influence pop-culturelle principale du moment. Black Mirror, donc.

Cinq ans plus tard, je me demande si je ne suis aussi pas passé complètement à côté de l’essentiel d’un autre bouquin de nature à faire mouliner les neurones, le très bon Machines Like Me de Ian McEwan, que j’ai terminé cette semaine dans sa version de poche anglaise. Le roman a ses qualités, ses défauts aussi. J’ai quoi qu’il en soit beaucoup aimé. J’ai surtout apprécié que les grandes questions éthiques et morales autour de l’intelligence artificielle et de la conscience des androïdes s’y règlent majoritairement au parc et dans une cuisine. Ce côté « kitchen sink drama » typiquement britannique, anti-spectaculaire au possible. Chez McEwan, les androïdes ne pleurent pas leurs moments perdus comme les larmes dans la pluie après s’être réfugiés sur le toit de buildings de 1000 étages et ne commettent pas de carnages à la Westworld. Ils boursicotent, tombent amoureux et entendent se montrer bien davantage vertueux que les humains que leurs analyses jugent déplorables. Je ne vais ici rien divulguer de plus, McEwan répondant de façon assez inattendue et originale à la vieille question de savoir ce qui se passera dès que l’intelligence artificielle sera en mesure de juger les actions humaines. La vision de la problématique que délivre Machines Like Me est très satisfaisante, très plausible aussi: l’intelligence artificielle risque bien de créer beaucoup plus de petits emmerdeurs capricieux que de demi-dieux omniscients.

J’ai surtout interprété ce bouquin comme une belle ode à l’ambiguïté humaine et aux accommodements moraux.

Ce qui fait que moi, j’ai surtout interprété ce bouquin comme une belle ode à l’ambiguïté humaine et aux accommodements moraux. Aux failles, aux compromis, au relativisme, aux flirts avec le Côté Obscur. Cette fable macabre m’a été d’autant plus plaisante que l’on vit une époque où beaucoup entendent se présenter, comme les androïdes du bouquin, comme des blocs de vertus régis par des principes rigides. Autrement dit, pour moi, l’équivalent réel des androïdes du livre se trouvent sur Twitter et Facebook. Ce sont tous ces militants « woke », tous ces adeptes de la cancel culture, notamment en surreprésentation sur le forum Madmoizelle, parmi les éditorialistes du Guardian et au sein de la rédaction de Vice. Au point que lorsque m’est venue l’idée de cette chronique, j’ai d’abord recherché les polémiques de réseaux sociaux auxquelles Ian McEwan avait, ces dernières années, été associé. Je me suis demandé quelles shitstorms cet homme blanc hétérosexuel de 70 ans avait bien pu traverser pour en arriver à écrire un bouquin pareil. Ce ne fut pas dur à dégotter: il a bel et bien créé du remous en affichant durement son rejet du Brexit et son soutien à JK Rowling. Je pense qu’il y a plus et j’étais bien parti pour davantage creuser lorsque j’ai repris mes esprits. Tout cela n’a en effet aucune espèce d’importance. Dans Machines Like Me, l’Angleterre a perdu la guerre des Falklands, les Beatles reformés sortent de nouvelles chansons pompeuses et Alan Turing, toujours vivant, est un héros national. Autrement dit, le décor du roman rappelle aussi celui de l’Amérique alternative imaginée par Alan Moore pour les Watchmen et les piques aux Beatles laissent supposer que l’auteur n’a jamais aimé la direction musicale effectivement pompeuse prise par le groupe sur une bonne moitié de l’album Abbey Road, leur dernier disque de notre univers. Or qui, à part quelques geeks du monde de la bédé et Marc Ysaye, trouverait pertinent de demander à Ian McEwan s’il a lu les Watchmen et ce qu’il pense du très cornichon medley sur Abbey Road?

La pratique quotidienne des réseaux sociaux nuit-elle au plaisir littéraire? Démonstration

Ce romancier vous donne à lire des réflexions plus intéressantes sur l’intelligence artificielle que bon nombre de romans de science-fiction pure dont c’est pourtant censé être la spécialité, arrive à se débarrasser les doigts dans le nez de l’influence Blade Runner pourtant si prégnante dès que l’on aborde le sujet des androïdes et se moque du présent en imaginant un 1982 aussi sombre que satirique. Pourquoi dès lors chercher confirmation que ses personnages principaux pourraient être inspirés de créatures du net à la Rokhaya Diallo, à la Caroline De Haas?!? Pourquoi à tout prix vouloir avec l’auteur une connivence dans le rejet de personnalités jugées très ennuyeuses et fort risibles plutôt que de le laisser simplement vous guider, vous manipuler, raconter son histoire, ouvrir des portes inattendues dans votre tête? Bien entendu, plus jeune, quand je lisais de la SF présentant des révoltes de robots, il m’arrivait de penser aux photocopieuses un peu trop régulièrement en panne mais c’était plus rare. Je me laissais plus facilement embarquer vers Rama, j’acceptais plus facilement les univers imaginaires sans en chercher des équivalences ridicules dans mon quotidien. Alors, peut-être que l’androïde de Ian McEwan est inspiré de trolls de Twitter persuadés de leur supériorité morale et d’agir vertueusement pour le bien commun en exigeant des démissions et en lançant des pétitions. So what?

Je m’en veux d’être resté calé sur cette idée minable une bonne partie de la semaine.

Imaginons que ce soit le cas. Cela nous amènerait à quoi? À juste une autre conversation sur ces dits militants trolls, sur leurs méthodes et leurs délires. McEwan brasse bien des sujets vertigineux dans son livre mais le seul à retenir serait donc le plus trivial? Voilà un excellent roman générant beaucoup de réflexions profondes sur une technologie révolutionnaire aux implications vertigineuses que l’on connaîtra probablement encore de notre vivant mais ce qui m’y apparaît le sujet de conversation primordial à en tirer, c’est qu’il pourrait être en partie inspiré d’une shitstorm vraiment vécue par l’auteur? Je m’en veux pour ça. Je m’en veux même beaucoup d’être resté calé sur cette idée minable une bonne partie de la semaine. Il est vrai que si c’est le cas, le bouquin n’en est que meilleur, puisque l’objet littéraire transcende alors complètement l’expérience dont il s’inspire plutôt que d’en faire piteusement un rapport à peine romancé; comme cela s’est vu chez d’autres. Mais si Machines Like Me n’a strictement rien à voir avec quelque expérience que ce soit vécue sur Twitter ou Facebook, c’est alors un véritable problème personnel que de l’interpréter comme une satire sévère des Social Justice Warriors. Un diagnostic à ne pas prendre à la légère, un signal d’alarme annonçant un cerveau transformé en boudin… Autant dire qu’il y a en moi une bonne résolution qui bouillonne déjà pour 2021.

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