Critique | Cinéma

« Rodeo », la fureur de vivre

3,5 / 5
Non-professionnelle mordue de moto repérée sur Instagram par la réalisatrice Lola Quivoron, Julie Ledru bouffe le bitume et rayonne de liberté dans Rodeo. © National
3,5 / 5

Titre - Rodeo

Genre - Drame

Réalisateur-trice - Lola Quivoron

Casting - Julie Ledru, Yanis Lafki, Antonia Buresi

Durée - 1 h 46

Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Inscrit dans le milieu très ritualisé du cross-bitume, Rodeo, le premier long métrage de Lola Quivoron double son bouillonnant récit d’émancipation féminine d’une méditation sur les limites du corps et de l’esprit, l’ivresse de la vitesse et le goût du danger s’y apparentant à un shoot de drogue dure.

Née à la fin des années 80, Lola Quivoron, la réalisatrice de Rodeo, grandit dans le 93, à Épinay-sur-Seine, en banlieue parisienne. Quand elle a 16 ans, ses parents déménagent en région bordelaise. Livrée à elle-même dans un endroit dont elle ne reconnaît aucun code, loin de ceux aux côtés desquels elle s’est jusque-là construite, elle surmonte la déprime qui la guette en allant à la rencontre du cinéma.À la maison, il n’y a aucune cinéphilie, mais je commence à aller voir des tas de choses sur grand écran de mon côté, et puis je vide littéralement les bacs de DVD à la médiathèque et je bouffe des films”, se souvient-elle lors de son récent passage au festival de Gand. En terminale, un prof de philo qui anime un atelier cinéma lui parle de la Fémis, la fameuse école nationale supérieure des métiers de l’image et du son… “Grâce à lui, je fais une prépa littéraire puis la Fémis en réalisation. Je sens que le médium cinéma me parle, j’aime son côté complexe et multiple. J’enchaîne alors les courts métrages qui tournent dans les festivals et je fais un documentaire qui est diffusé sur Arte.

Dès 2016, son court de fin d’études, Au loin, Baltimore, s’intéresse à la pratique du cross-bitume, sur lequel elle pose un regard quasi documentaire. Née dans la rue, aux États-Unis, cette discipline extrême consiste à utiliser des motos typées cross, des quads ou même des scooters puissants pour réaliser des levers de roue pleins gaz associés à diverses figures acrobatiques, le plus souvent sur une grande ligne droite de route bitumée fermée à la circulation publique. “Ça fait sept ans, bientôt huit, que je côtoie ce milieu de près. J’ai commencé par documenter la pratique par le biais de la photo, puis il y a eu le court métrage, un clip vidéo… À la base, le cross-bitume, je le rencontre un peu comme tous les jeunes aujourd’hui. C’est-à-dire que je suis encore à la Fémis, en troisième année, et je tombe sur la vidéo d’un rider en France qui fait des tricks de dingue, des figures assez folles. Puis, dans la foulée, je découvre un très bel article sur Vice d’un photographe qui raconte sa journée avec le Dirty Riderz Crew, qui est aujourd’hui la communauté que je connais le plus. Et là je me dis que c’est intéressant, je sens que j’ai vraiment envie de rencontrer ces gens. Sans doute aussi parce que tout ça m’évoquait des choses que je connaissais déjà. C’est-à-dire que quand moi j’habitais à Épinay-sur-Seine, j’avais pu voir des mecs en bécane en train de lever la roue. Sauf que là, très vite, je comprends que c’est beaucoup plus qu’une simple pratique isolée, que la chose s’est véritablement structurée en communauté. Parce que le cross-bitume, c’est un monde qui est très codifié, qui a sa propre mythologie, qui fonctionne beaucoup par rassemblements, avec un esprit de groupe qui est très fort, une solidarité. C’est comme une famille de gens qui sont plutôt à la marge de la société, qui habitent les quartiers populaires et se retrouvent le week-end, loin des villes, pour cramer le bitume, comme ils disent.

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Au-delà du réel

Elle rentre alors en contact avec Pack, le leader du Dirty Riderz Crew, et passe une journée entière avec eux où elle tombe littéralement raide dingue de cet univers. “Je brûlais de comprendre ce qui les animait, ce qui les poussait à embrasser cette pratique qui est quand même illégale et dangereuse. D’emblée, je me suis sentie très à l’aise dans ce monde-là. J’y ai reconnu des codes et des territoires reculés qui étaient proches de ceux de la banlieue de ma jeune adolescence. C’était, je pense, pour moi une manière de renouer avec une énergie que je connaissais bien et qui m’avait beaucoup manqué.” Logiquement, le premier long métrage de fiction de Lola Quivoron s’inscrit donc aujourd’hui dans ce même univers électrisant du cross-bitume. Sélectionné à Cannes en mai dernier, où il obtient le Prix coup de cœur du jury de la section Un Certain Regard, Rodeo (sans accent, à l’américaine) fait le portrait de Julia, une jeune femme brute de décoffrage qui vit de petites combines et voue une passion dévorante, presque animale, à la pratique de la moto. Un jour d’été, elle fait la rencontre d’une bande adepte du cross-bitume et infiltre ce milieu clandestin, majoritairement constitué de jeunes mecs, au sein duquel elle doit jouer des coudes pour se faire une place… “Contrairement à Au loin, Baltimore, Rodeo est un film de pure fiction, qui est très écrit, ce n’est pas du tout un documentaire. J’aime bien parler de “surnaturalisme” à son propos. C’est-à-dire que c’est vraiment une interprétation du réel à la loupe grossissante. On est au-delà du réel. On présente une réalité qui est gonflée par le langage du gros plan, par les mouvements, par l’émotion… C’est une démarche très emphatique. Pour être tout à fait claire, mon expérience au sein de la communauté du cross-bitume n’a rien à voir avec celle que connaît Julia dans le film, donc. Rodeo, c’est avant tout le récit d’une passion et d’un besoin de reconnaissance, le portrait d’une jeune femme qui partage le même désir qu’une bande de mecs mais qui peine à s’inscrire pleinement dans ce milieu-là.

Lola Quivoron
Lola Quivoron © DR

Cette passion, dans le film, traverse sensoriellement les corps, partagés entre puissance de vie et puissance de mort, quête éperdue de liberté et goût du danger. Littéralement accro à l’adrénaline, Julia vibre et se transforme quand elle est sur sa bécane. “Julia est un personnage violent. Elle est comme un samouraï ou un rônin qui, petit à petit, se déleste de sa carapace, s’ouvre et laisse voir son cœur, qui est comme le piston de sa bécane. Il y a, dans le film, une forme de mécanisation de ses organes. Et la moto est comme une prolongation de son corps, de son désir de puissance… Ce qui me touche beaucoup chez elle, c’est son immense solitude, sa colère intérieure d’être incomprise et toujours reléguée. C’est quelqu’un qui essaie de créer du lien mais elle est sans cesse renvoyée au fait d’être une femme, d’être métisse… Elle lutte constamment avec des formes très ancrées de stéréotypes. Mais quand elle est sur sa moto, elle oublie tout. Elle oublie ses problèmes, elle oublie de ne pas sourire, elle se marre, elle se libère de quelque chose. La violence de la moto l’apaise, le bruit du moteur la fait rayonner. Et le film raconte aussi comment cette dépendance peut hélas se retourner contre elle. Parce que la passion peut être très destructrice. C’est comme la dépendance à une drogue, à un shoot d’adrénaline dont on a besoin à la manière d’un palliatif pour tenir dans un monde qui ne fait pas de cadeaux.

Chevauchées fantastiques

Ce personnage de Julia, il semble constamment déborder du cadre, échapper à la vigilance d’une caméra à l’épaule embarquée façon Rosetta, toujours à l’affût des visages et des corps. Même si le film est tourné en CinemaScope, et fantasme aussi beaucoup sur des grands espaces, ceux de la banlieue bordelaise, dignes de westerns américains. “Le western n’est jamais très loin, c’est un fait. Avec Rodeo, j’avais vraiment envie de pousser les curseurs du médium dans le rouge, d’aller chercher sa grandiloquence et de rendre hommage au cinéma hollywoodien. Dans un coin de ma tête, il y a toujours eu La Fureur de vivre avec James Dean, ses couleurs très saturées, le contraste énorme entre le jour et la nuit, la matérialité de l’image… L’usage du CinemaScope vient de là. Mais aussi des westerns, donc, dans lesquels le CinemaScope est souvent utilisé pour filmer des chevauchées fantastiques ou des processions funéraires. Or, dans Rodeo, il y a des chevauchées fantastiques mais il y a aussi une procession funéraire. Avec ce film, j’avais vraiment envie de filmer les visages comme des paysages, d’aller chercher l’âme de mes personnages, d’être beaucoup sur les regards comme dans les films de Clint Eastwood… Je ne voulais pas avoir peur d’aller dans le mouvement et dans l’émotion. Parce que c’est une expérience forte que j’ai envie de faire vivre aux spectateurs.

L’ombre des grands westerns américains plane d’ailleurs jusque sur le titre du film. “Ce titre, Rodeo, c’est en effet d’abord une évocation de cette pratique traditionnelle qui consiste à tenir coûte que coûte sur un cheval ou un taureau complètement enragé. C’est vraiment l’idée d’essayer de rester sur le dos de la bête sans tomber. Je trouvais cette image très forte. Mais rodeo, c’est aussi un terme utilisé par les journalistes et les politiques pour qualifier la pratique qui est au cœur du film. Initialement, les passionnés de cross-bitume n’utilisaient pas ce mot. Mais aux États-Unis, certains se sont tout de même mis à parler de rodeo. Donc le titre fait aussi le trait d’union avec un terme qu’on rencontre beaucoup dans les médias et qui nous a valu énormément d’amalgames…

Véritable amazone parachutée dans un monde de mecs, Julia se cherche une famille d'adoption.
Véritable amazone parachutée dans un monde de mecs, Julia se cherche une famille d’adoption. © National

Ces amalgames dont parle Lola Quivoron tiennent en grande partie à la polémique enflammée qui a découlé d’une interview donnée à Cannes par la réalisatrice au site Konbini. “On m’a reproché de tenir des propos anti-flics et de faire l’apologie des rodéos urbains. Sauf qu’il n’y en a pas dans mon film, en fait. Le montage de la vidéo postée par Konbini a mis en exergue un truc qui n’a rien à voir avec mon travail. Encore une fois, les riders ne roulent pas dans les villes, ils roulent sur des lignes isolées, loin des piétons et des voitures. Les rodéos urbains, c’est autre chose. Et puis il n’y a pas vraiment de figures policières dans mon film, donc l’idée même d’être taxée d’anti-flics n’a vraiment aucun sens.

Si Rodeo est politique, en effet, c’est pour d’autres raisons, qui tiennent davantage à la dimension féministe et émancipatrice du film.Le personnage de Julia, je l’ai écrit en pensant à toutes les femmes rideuses que je n’avais pas croisées sur la route. Enfin j’en avais croisé une, mais qui avait disparu tellement rapidement que du coup j’écrivais vraiment avec son fantôme. Ce film, je l’ai aussi fabriqué en essayant de tordre les systèmes de représentation et d’identification. Pour moi, le système d’identification, c’est comme un écran de projection pour le spectateur. Et l’attente du spectateur est comme un grand stéréotype, qui va cristalliser un réflexe et qu’il faut pouvoir déjouer. Au début du film, on pense que Julia va être séduite par un mec, le personnage de Kais, et je joue de ça bien sûr. Mais, peu à peu, on comprend que quelque chose de spécial se noue autour du personnage d’Ophélie, jouée par Antonia Buresi, qui est la seule comédienne professionnelle du film et qui est ma compagne. C’est une relation trouble, ambiguë, suggérée, qui vient casser le stéréotype. Et pour moi, ça, oui, c’est politique. Parce que quand on traite des systèmes de représentation et qu’on essaie de les subvertir, on invente des nouveaux récits, des nouvelles manières de raconter le monde.

Notre critique de Rodeo

La mort, plus t’y penses, plus t’embrasses le bitume.” Jeune femme indépendante et solitaire d’origine antillaise basée dans la région bordelaise, Julia vit sa passion pour la bécane à fond. Quand elle rencontre un groupe de mecs accros au cross-bitume, elle pense s’être trouvé une famille d’élection mais peine à s’intégrer et commence à flirter dangereusement avec ses propres limites… Parti sur ces bases pétaradantes, le premier long métrage de fiction de Lola Quivoron brûle certes d’un feu indomptable mais s’obstine à préférer les longues lignes droites aux virages en épingle et aux sorties de route. On peut heureusement compter sur le côté électrisant des images et la singularité du milieu dépeint pour compenser les indéniables faiblesses d’un scénario qu’on aurait aimé moins balisé sous sa louable volonté de tordre le cou à certains clichés.

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