Cristian Mungiu (R.M.N.) : « Ce film parle de l’animal qui sommeille en nous »

Matthias, Ana et Rudi: une famille à l’image de la communauté, dysfonctionnelle. © National
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Cristian Mungiu poursuit son exploration de la nature humaine dans R.M.N., un film âpre et fort où l’arrivée de travailleurs étrangers met une petite ville de Transylvanie sens dessus-dessous.

Quinze ans après 4 mois, 3 semaines, 2 jours, le film qui devait lui valoir la Palme d’or à Cannes, Cristian Mungiu a toujours la caméra aussi affûtée. Démonstration avec R.M.N., son nouveau long métrage , qui entraîne le spectateur dans un petite ville multiethnique de Transylvanie, en proie à la plus grande confusion après que, confrontée à la pénurie de main-d’œuvre, la boulangerie industrielle locale a décidé d’engager une poignée de travailleurs sri-lankais. Il n’en faut pas plus pour voir ressurgir de vieux démons xénophobes, la tranquillité de façade de la petite communauté volant en éclats dans un crescendo que le réalisateur roumain orchestre avec une maestria jamais prise en défaut -culminant dans une scène chorale avec 26 personnages parlant tournée en une seule prise de 17 minutes.

Cette histoire, Mungiu raconte qu’elle lui a été inspirée par des faits réels. “Je suis toujours attiré par des incidents s’étant produits dans la réalité, et dont j’essaie de comprendre le sens, explique-t-il. Peu avant le début de la pandémie du Covid, des faits voisins de ceux montrés dans le film se sont déroulés dans une petite ville de Roumanie habitée majoritairement par la minorité hongroise. J’ai cherché à savoir pourquoi les gens appliquent une logique différente à une même situation: il est difficile de cohabiter avec les autres, mais on attendrait d’une minorité qu’elle en traite une autre avec plus de bienveillance, en étant une elle-même. Ça n’a pas été le cas, et le sujet a pris de l’ampleur, si bien que le gouvernement a dû s’exprimer à ce propos.” Et de poursuivre: “Mon intention n’était toutefois pas de reproduire ces événements tels quels. Si j’ai commencé mes recherches en me rendant sur place et en rencontrant les différentes protagonistes, ce qui m’importait surtout, c’était de voir pourquoi ça avait pu se produire. Et ce que cette situation disait de nous, qui vivons aujourd’hui en Europe, essayant de savoir de quel côté nous sommes: comment composer avec l’idée que nous avons un peu peur de l’autre, et ne voulons pas voir débarquer tous les réfugiés d’Afrique ou d’Asie, même si nous les prenons en charge une fois arrivés? Quid si d’autres suivent? Notre opinion est-elle fondée? Savons-nous qui ils sont? Plus nous le saurons, mieux nous comprendrons qu’ils ne sont pas tellement différents de nous, mais simplement qu’ils vivent dans un contexte moins chanceux.” En attendant quoi les nationalistes et populistes de tout poil font leur miel de la lisibilité toujours plus aléatoire du monde contemporain, à grand renfort de stéréotypes que le film expose pour mieux les dénoncer.

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Mécanismes de survie

Ces tiraillements, Mungiu les met aussi en scène en adoptant pour personnage principal Matthias, un homme pétri de contradictions et naviguant à vue plus qu’il ne maîtrise les choses, que ce soit sur le plan intime, ou sur celui des événements agitant le bourg. Un “héros” paradoxal, en tout état de cause. “À chaque nouveau projet, je me demande comment pouvoir remettre en question la manière conventionnelle de faire des films. Doit-on toujours avoir des personnages qui comprennent rationnellement ce qui leur arrive? Des personnages qui évoluent vers une connaissance meilleure? Je n’en suis pas certain, parce que ce n’est pas comme ça que les choses se passent dans la vie: les gens ne changent de manière de penser qu’avec beaucoup de réticences. Parlant d’une époque aussi confuse que la nôtre, il me semblait pertinent d’avoir un personnage qui soit parfois bien intentionné, parfois moins, et qui ne puisse pas saisir ni assembler tous les effets collatéraux de la vitesse à laquelle le monde nous assène des informations aujourd’hui. À moins d’être quelqu’un de très rationnel, on n’est pas toujours sûr des raisons pour lesquelles on agit, ni pour lesquelles certaines choses se produisent, ce qui conduit à la situation de départ du film. Elle n’est pas rationnelle, mais les êtres humains sont très égoïstes, l’égoïsme est le mécanisme de survie le plus courant. Ce film parle aussi de l’animal qui sommeille en nous, et des facettes conflictuelles de l’individu: l’empathie n’occupe que la surface du cortex cérébral. Les 99% restants ne sont que survie et égoïsme.” Et d’étayer son propos: “Voyez cette magnifique entité que l’on appelle l’Europe unie, comment chacun s’y est comporté au moment de la pandémie, quand il a fallu acheter des vaccins. Il n’a pas fallu plus de deux secondes pour que certains affirment: nous sommes tous égaux, mais nous serons les premiers à en acheter. En période de paix, tout le monde peut se montrer civilisé. Mais en d’autres temps, on veille à se sauver, soi en premier, avec sa famille, son pays. C’est la nature humaine.

Cristian Mungiu
Cristian Mungiu © getty images

R.M.N. en propose une exploration acérée, qu’il inscrit dans un monde qui se dérobe, abordant les dilemmes de la société actuelle au départ d’une réalité locale. Et si Mungiu, par l’intermédiaire de Csilla, la responsable de la boulangerie, croit à l’évidence aux vertus de l’éducation comme rempart face aux préjugés, xénophobes et autres, le constat n’est guère à l’optimisme pour autant: “Le progrès viendra de gens qui auront la générosité de partager leur connaissance avec les autres. On ne peut tenir les individus pour responsables de ce qu’ils pensent si on les maintient dans une situation où ils n’ont pas accès à l’éducation. Personne ne décide d’être pauvre ni peu éduqué. Il appartient aux décideurs d’introduire des changements non pour leur seul profit mais au bénéfice de tous. Vous vouliez d’un monde globalisé? Il faut alors tenir compte de la situation de chacun, et veiller à niveler les choses.

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