L’autoédition, la voie de la liberté pour les auteurs de BD?

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Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Obligés de s’affranchir des gros éditeurs et d’une chaîne du livre de plus en plus bancale, les auteurs de bande dessinée se lancent en masse dans l’autoédition, qui se fait elle-même collective. De quoi faire bouger les lignes, mais aussi prendre le risque de nouveaux formatages.

Il est des livres et des récits graphiques, peut-être les meilleurs, et chaque jour plus nombreux, qui n’existent pas en grandes surfaces, fussent-elles culturelles, que vous ne trouverez pas dans les librairies généralistes, et que vous aurez même du mal à dénicher chez les libraires spécialisés en BD. Des centaines de petites productions qui n’ont plus de “fanzines” que le nom, qui existent via des circuits parallèles entre festivals et ventes web, et qui n’ont plus rien d’amateur. Si le principe du Do It Yourself, né avec Mai 68 puis les années punk, a toujours été de mise dans la bande dessinée alternative et pour beaucoup d’auteurs naissants, l’autoédition connaît aujourd’hui un nouvel âge d’or, peut-être plus subversif encore, puisque le principe permet désormais de proposer de véritables alternatives au circuit du livre (trop) classique, trop coûteux et rarement rentable, et qui commence par une poignée de gros éditeurs (Dargaud/Dupuis/Lombard, Glénat, Delcourt…) qui monopolisent les étals et les conditions contractuelles. Au point que les (très) grosses pointures s’y mettent et que les tentatives collectives s’avèrent plus rémunératrices pour les auteurs! Du moins pour ceux et celles, sans doute nés avec le siècle, qui ont pris l’habitude de s’exprimer aussi et d’abord sur les réseaux sociaux. Car le premier talent du jeune auteur d’aujourd’hui, c’est sa communauté.

Autosuffisance

Il y a pile un an se tenait à Liège financé par la Province, le premier festival LaBD dans les vastes locaux de l’École Supérieure des Arts Saint-Luc: un festival de bande dessinée ouvert au grand public, qui avait pourtant laissé le coté kermesse, foire au boudin et fourre-tout à d’autres plus gros événements BD que lui. On pouvait y croiser “de nouveaux talents, des maisons d’édition proposant des pépites graphiques insoupçonnées, des formats improbables, des fanzines, de la BD numérique interactive, diverses techniques d’impressions”; et surtout plein d’auteurs, d’autrices et de structures qui vivent en grande partie de leur 9e art en autosuffisance, sans plus lorgner vers un circuit qui n’a plus de commercial que le nom.

Des collectifs et auto-éditeurs tels Arbitraire, Bruit de Couloir, Forgeries ou L’Appât, souvent issus d’ateliers nés dans nos nombreuses écoles de dessins et de BD; des collectifs thématiques tels Stachmoule ou Femixion; et des auteurs en solo qui travaillent, produisent et vendent à leur nom ou dans leur propre structure éditoriale comme Nina Cosco, Florian Huet et sa Poinçonneuse, ou Philippe Sadzot et ses éditions Poil dans la main, qui ne s’interdisent pas d’éditer d’autres que lui. Des éditions qui se comptent en quelques centaines d’exemplaires voire beaucoup moins (Camille Van Hoof tire ses Rasoir à 25 exemplaires), mais qui s’écoulent désormais dans de vrais circuits parallèles. Pour ne parler que de la Belgique et de l’exemple bruxellois, beaucoup commencent ainsi à l’Atelier du Toner, près de la Porte de Namur, qui met à disposition des créateurs plusieurs imprimantes et relieuses qu’ils peuvent utiliser à prix coûtant, grâce à un subside de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Leur fanzine, “graphzine” ou revue collective sous le bras, ils peuvent ensuite le vendre en ligne, le livrer eux-mêmes, participer à des festivals de la microédition de plus en plus nombreux -on cite ici LaBD à Liège, mais on les retrouve au Picture Festival, au festival du fanzine du Bunker, voire au prochain Stach’Fest à Bruxelles, à Papier Carbone à Charleroi, à Agraphe à Tournai, ou carrément, encadrés par la Fédération Wallonie-Bruxelles, au festival d’Angoulême- et enfin s’appuyer sur quelques dépôts en librairie et quelques lieux dédiés à la BD alternative (le Sterput, la Crypte Tonique, la Fanzinothèque, Peinture Fraîche, L’Imaginaire…) pour, a minima, ne pas perdre d’argent avec leurs autoproductions.

Tous les formats, tous les styles.
Tous les formats, tous les styles. © dr

Ce terreau des fanzines de création reste certes artisanal, en circuit court et (hélas) réservé aux amateurs informés, mais la liberté thématique et formelle qu’on y trouve n’a pour beaucoup pas de prix. Max de Radiguès, pourtant auteur et éditeur chez L’Employé du Moi et Sarbacane, continue de fabriquer ses fanzines (le Ketje n°2 est dispo sur son site), Émilie Plateau a produit toute seule les 1 000 exemplaires de son ouvrage collectif Frangines (lequel sera re-publié chez un “vrai” éditeur), le radical Florian Huet n’imagine plus faire autrement et la nouvelle coqueluche Aniss El Hamouri (Ils brûlent, Comme un frisson) n’entend pas changer de manière de faire -d’abord en fanzine. Mais cet espace de création pure s’accompagne désormais d’un rapport à la rentabilité jusqu’ici jamais vu et provoque depuis quelques années un véritable appel d’air, grâce ou à cause de l’avènement des réseaux sociaux et des financements participatifs qui pullulent sur le Web. Et si le premier éditeur francophone, bientôt, ce devait être Ulule?

L’âge dor de la BD “e-financée”

Obtenir l’argent nécessaire pour composer, imprimer, fabriquer et distribuer son livre, voire même avoir de quoi se payer le temps passé à le réaliser, avant même d’en avoir fini, ce ne sont plus aujourd’hui les avances sur droit de plus en plus maigres et les droits d’auteur plafonnés autour des 8% dans les contrats classiques qui peuvent offrir ce graal aux auteurs. Mais bien une plateforme numérique de financement participatif, Ulule, lancée il y a douze ans pour l’essentiel sur le marché francophone, et qui révolutionne les vieilles pratiques du Do It Yourself. Avec des chiffres à donner le tournis, et des responsables qui sont ravis de vous les fournir, comme chez Exemplaire -essayez donc d’obtenir ça chez les Dargaud/Kana/Dupuis/Delcourt pour voir!

En 2022 et globalement, la bande dessinée représente un tiers de tous les projets d’édition qui passent par Ulule, et c’est en progression constante depuis plusieurs années, nous a ainsi expliqué Lucile Tauvel, directrice des activités crowdfunding à Paris. Précisément, ce sont 3,8 millions d’euros de fonds collectés dans 393 projets différents, avec une moyenne de montant collecté par projet à 11 000 euros. La bande dessinée représente plus de 13% du total des fonds collectés sur la plateforme, ce qui en fait la deuxième catégorie, derrière “édition-médias” qui reprend essentiellement la littérature.” Si on ne s’étonne pas d’avoir vu, effectivement, l’autoédition de romans littéralement exploser avec le Web (il est peut-être plus facile de se projeter écrivain que dessinateur), on reste coi devant les chiffres générés par des BD qui brillent parfois plus par leur communauté que par leurs qualités intrinsèques, et par leur taux de réussite: “89% des projets BD atteignent leur demande de financement. C’est 10% de plus que la moyenne générale. La bande dessinée semble convenir parfaitement à une plateforme comme la nôtre: les besoins de financement ne sont pas très élevés, la compréhension du projet est simple, les envois sont gérables, la confiance peut être de mise. Il y a parfois du retard mais très peu de non-livraison (dont Ulule n’est de toute façon pas responsable, NLDR) comme ça peut arriver dans la tech ou l’innovation. Ça a généré une communauté de “Ululeurs” très fidèles: plus de 40 000 inscrits ont déjà financé au moins cinq projets BD.”

L'affiche du festival LaBD 2022 rend compte du fourmillement du Do It Yourself.
L’affiche du festival LaBD 2022 rend compte du fourmillement du Do It Yourself. © dr

S’il existe d’autres plateformes de financement participatif et même d’autres outils de financement en ligne, tel Tipeee, qui fonctionne plutôt sur le principe du pourboire ponctuel ou récurrent contre “goodies” -le Français Allan Barte y génère par exemple près de 1 000 euros de revenus mensuels, avant d’éditer, après crowdfunding, ses compilations Vivre en Macronie, très populaires en ligne-, Ulule s’octroie un tel monopole, avec un tel succès, qu’il est en passe, pour reprendre les termes mêmes de sa responsable, “de devenir systémique”: “50% des projets sont toujours portés par des particuliers, mais 20 autres le sont par des associations, et 30 par des maisons d’édition, parfois très bien installées. Ces deux derniers chiffres se sont d’ailleurs inversés depuis 2016, de plus en plus d’entreprises et d’éditeurs passent par un crowdfunding, d’abord pour des projets spécifiques ou pour des auteurs qui possèdent une grosse communauté de followers, mais ce ne sont plus des “tests”. Ils intègrent désormais des financements particpatifs à leur business plan.” Et ce, sans évidemment en faire bénéficier l’auteur ou ses droits, ce qui a le don de faire hurler Lisa Mandel (voir ci-contre).

Urbanus roi du monde

Les moguls de l’édition BD seraient-ils déjà en passe de reprendre en main un outil qui risque éventuellement d’ébranler leur hégémonie (parce que 4 millions de chiffre d’affaires en un an, ce n’est pas rien sur un marché qui en fait globalement 500)? On peut déjà dire que c’est fait: le plus gros projet BD de l’année 2022 financé sur Ulule, restera… une intégrale Urbanus, en néerlandais mais “non censurée”, dont le responsable du projet, les (grosses) éditions néerlandophones Standaard Uitgeverij, a ainsi pré-vendu 1 532 fois cet énorme pavé à 99 euros. Soit plus de 150 000 euros générés avant impression. Et Standaard lance en ce moment même un nouveau crowdfunding similaire, cette fois autour des Kikeboes. Zéro risque garanti. Parce que l’éditeur flamand a pu compter sur une énorme communauté de fans -toute la Flandre aime Urbanus. Des communautés qui commencent donc à faire la loi sur le marché de l’autoédition, la transformant aussi et désormais, avec l’exemple d’Exemplaire, en une “édition collaborative”, capable elle aussi d’ébranler un système, tout en en créant un autre?

Les cas Sattouf et Maliki

Des exemples d’autoédition à (très) grande échelle? Riad Sattouf, l’un des plus gros vendeurs d’albums avec son Arabe du futur, et depuis toujours très attaché à son indépendance, a créé sa propre structure éditoriale, Les Livres du Futur, et autopublie désormais ses albums, à commencer par le premier volume de sa nouvelle minisérie, Le Jeune Acteur. Autre cas: Maliki, pseudo et personnage principal de l’autobio de l’auteur Souillon. Une énorme star des réseaux sociaux, des blogs BD/mangas et de la culture millennials, et qui depuis 2016 vole en solo pour la publication de ses notes de blog. Il vient de lancer le Ulule du quatrième volume: au moment d’écrire ces lignes, et en 24 heures, Maliki comptait déjà 2 745 contributions, 326% de son objectif, et 3 260 préventes de “packs” commençant à 20 euros… Et il restait 36 jours. Record en vue.

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