Gaston Lagaffe, Lucky Luke, Astérix… Les reprises des héros de BD se multiplient

© crédits: Corto maltese casterman – Gaston Lagaffe Delaf d’après Franquin, Dupuis, 2023 – Spirou dupuis – les schtroumpfs TEBO /
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

La bande dessinée tient-elle désormais plus de la gestion de licences que de la création pure? À voir la déferlante de reprises et de héros ressuscités, la question -avec celle de la place des auteurs– se pose de plus en plus.

Certes, le phénomène n’est pas neuf: il y a dix ans déjà, on constatait ici même, un peu marri, que les best-sellers de l’année (à savoir Blake et Mortimer, Spirou et Astérix) ressemblaient furieusement à ceux d’il y a 10, 20 ou 30 ans. Bis repetita placent: dix ans plus tard donc, le phénomène a pris plus que de l’ampleur. Il est devenu la norme des productions grand public et à gros tirage, où les “vraies” nouveautés semblent totalement absentes. À l’approche des fêtes de fin d’année, tous les éditeurs ont sorti leurs grosses cartouches et toutes tiennent de la resucée, de la réinvention ou de la résurrection de héros et de séries nées il y a plus d’un demi-siècle! Astérix et ses 5 millions d’exemplaires, Gaston annoncé à plus d’un million, Blake et Mortimer autour des 500 000, mais aussi Lucky Luke, Les Schtroumpfs, Michel Vaillant (en deux versions, l’une en “reboot”, l’autre “vintage”), Les Tuniques bleues, Alix Senator, Boule et Bill… On a même vu passer un “nouveau” Tanguy et Laverdure! Une liste sans fin d’exemples qui tend à démontrer que le 9e art franco-belge, cet art industriel, est condamné à regarder sans cesse derrière lui et à compter sur ses marques fortes, devenues des licences, pour espérer encore renouer avec son glorieux passé, quand quelques héros et séries occupaient tout le marché, alors vierge des mangas, des jeux vidéo ou des plateformes numériques, tous ces divertissements et industries qui depuis lui ont taillé bien des croupières.

Ce nouveau standard, qui ne donne pas toujours naissance à de mauvais albums, se divise désormais en deux sous-genres distincts: la reprise mimétique, qui se décline en série et qui respecte scrupuleusement les canons graphiques et narratifs de l’auteur originel, tel Astérix; et la réinvention, tenant plus du one-shot, dans laquelle l’auteur de la reprise ne s’efface plus derrière l’auteur originel mais en recrée l’essence ou en offre sa propre interprétation -tels Blutch ou Floc’h aujourd’hui sur, respectivement, Lucky Luke et Blake et Mortimer (lire par ailleurs), comme Blain et Tebo l’ont fait précédemment sur Blueberry et Les Schtroumpfs. Des approches très différentes, dictées par le même impératif (ne surtout pas laisser mourir son fonds et ses marques fortes) mais qui écornent désormais la notion même d’auteur, dans une “marvelisation” galopante du secteur, à l’image de la BD américaine dans laquelle les auteurs sont souvent des employés sans droit d’une maison d’édition elle-même détentrice des personnages. L’édition franco-belge semble vouloir s’affranchir de plus en plus des droits ou désirs des auteurs de bande dessinée originels, eux-mêmes désormais représentés par des ayants droit et héritiers pas toujours au fait de leurs droits ou même de l’œuvre qu’ils sont obligés de gérer. Un pas plus loin et peut-être de trop qui s’incarne dans deux vraies-fausses nouveautés: la résurrection de Gaston Lagaffe, 25 ans après la mort de Franquin, mais aussi, dans le secteur jeunesse, dans un nouveau récit d’Ernest et Célestine, là aussi 30 ans après la disparition de son autrice Gabrielle Vincent. L’une s’est cyniquement assise sur les désirs de l’auteur, l’autre prend des libertés graphiques jamais vues avec une œuvre pourtant fermée.

Retouches et hybridation

On ne reviendra pas en détails sur “l’affaire” Gaston, qui a défrayé la chronique bédéesque pendant près de deux ans, puisque ladite affaire a trouvé sa conclusion: un 22e album de Gaston sort le 22 novembre chez Dupuis, entièrement écrit et dessiné par l’auteur québecois Delaf (lire par ailleurs). Une suite directe à la série, et non un “Gaston par” ou un reboot qui prendrait ses distances, ce qui a eu le don de faire hurler les puristes ou les connaisseurs de l’œuvre de Franquin. Non seulement Gaston est l’incarnation même de son évolution et de son être, et donc trop personnelle pour être reprise, mais Franquin lui-même ne désirait pas que Gaston lui survive. C’est en tout cas la thèse, étayée par de nombreux documents et par le fait que Dupuis a caché ce projet pendant plusieurs années, que la fille de Franquin a tenté de défendre devant une cour d’arbitrage. Laquelle a préféré le droit des affaires aux droits d’auteur: cette reprise n’étant pas explicitement interdite dans les contrats entourant la vente de ses personnages, elle est donc autorisée. Et elle va se faire en force, avec un tirage jamais vu pour la série elle-même et rarement pour Dupuis, qui se remet à peine de ses errements autour du personnage de Spirou, réinventé ces dernières années à mille et une sauces différentes.

© Delaf d’après Franquin, Dupuis, 2023

Plus interpellant encore est “la nouvelle histoire” d’Ernest et Célestine, qui vient de paraître chez Casterman. La Belge Gabrielle Vincent avait écrit et dessiné une quinzaine d’albums jusqu’à sa mort en 2000. En voilà désormais un entièrement nouveau, mais écrit par l’autrice Astrid Desbordes et… plus ou moins dessiné par Gabrielle Vincent! Si l’approche “auteuriste” a prévalu pour les textes, Astrid Desbordes, elle-même star du secteur, se fondant dans l’univers tout doux d’Ernest et Célestine sans jamais s’y effacer, une démarche hybride et à notre connaissance neuve s’est mise en place autour du dessin, avec des illustrations puisées dans les archives de Gabrielle Vincent et “retouchées” ou “complétées” selon les besoins du récit, comme nous l’a expliqué Céline Charvet, directrice éditoriale de Casterman Jeunesse: “Nous avons fait le choix avec Astrid de ne pas travailler autour des illustrations existantes de Gabrielle, mais de ne s’y pencher qu’après l’écriture du texte. C’est ainsi qu’il a fallu créer un personnage de souris adulte qui n’existait pas, mais aussi adapter des illustrations existantes.

Une jeune autrice, Marie Flusin, discrètement citée dans les pages d’ouverture, s’est donc glissée dans la graphie de Gabrielle Vincent pour faire du Gabrielle Vincent, inventer ce nouveau personnage mais aussi l’intégrer ou retoucher quelques dessins existants, là où le récit le demandait. Et Céline Charvet de parcourir ce Au bonheur des souris, très joli et réussi certes, en pointant leurs retouches sur les originaux de l’autrice originelle: “Ici, Ernest tenait Célestine dans ses bras, on a effacé Célestine. Ici, on a rajouté des décors. Là, c’est un petit bureau qui existait dans un autre album, mais qu’on a redessiné pour le bon angle. Là sur ce pont, on a rajouté quelques pierres…” Bien sûr, tout cela a été fait “dans le plus grand respect de l’œuvre originelle”, “avec le plus de fidélité possible à l’artiste d’origine” et “avec la bénédiction des ayants droit qui ont validé l’ensemble des dessins”, et dans l’idée “d’une œuvre “par…” qui n’aura a priori pas de suite”.

N’empêche, on en vient à se dire que désormais tout est possible, à l’image de ce que Céline Charvet et Casterman avaient déjà opéré comme re-création autour de Martine, l’autre perle de leur fonds jeunesse: la petite héroïne créée en 1954 par Marcel Marlier et Gilbert Delahaye, tous deux décédés, se décline désormais dans des albums (Martine visite Bruxelles, Martine au Louvre, Martine au Bon Marché) mêlant photos et dessins détourés, puisés dans le fonds. À l’heure où les Beatles ont repris la tête des charts grâce à l’intelligence artificielle, que les outils digitaux permettent de retoucher, presque sans trace, un peu voire beaucoup des dessins originaux, et que cette vague de re-création est devenue une norme sans guère de limites, on se demande aussi combien de temps Tintin, seule mais énorme exception tangible de ces réinventions à gros succès, résistera à l’appel…

Quatre exemples de reprises

Astérix

Mimétisme: 90% Re-création: 30%

Impossible de passer à côté de L’Iris blanc, le 40e album du Gaulois le plus célèbre de la planète. Même votre charcutier doit en avoir à vendre! Sixième album réalisé sans Uderzo ni Goscinny mais au plus près de leurs grammaires respectives. De l’avis de tous, sans doute un des plus réussis, scénarisé pour la première fois par Fabcaro, monsieur Zaï Zaï Zaï Zaï. Ce dernier s’empare très intelligemment, comme Goscinny, de l’air du temps et de la marque. Conrad, à la barre du dessin depuis la reprise, s’affirme à chaque album un peu plus.

Gaston

Mimétisme: 99% Re-création: 10%

Tant la genèse que la fabrication de cette reprise n’ont pas fini de faire jaser. Delaf, intelligence artificielle à lui tout seul, s’est créée une base de données constituée de milliers de dessins de Franquin qu’il détoure, décline et redessine ensuite dans ses propres pages de gag et à la palette graphique. Un résultat bluffant au premier coup d’œil non averti, mais un effet Canada Dry qui ne va qu’en s’affirmant ensuite. L’ancien auteur des Nombrils, au talent évident, méritait sans doute mieux que la shitstorm qui accompagne cette résurrection, au final bien plus triste que rigolote.

Corto Maltese

Mimétisme: 10% Re-création: 90%

La Reine de Babylone est le deuxième album de Corto Maltese, après Océan noir, dessiné par Bastien Vivès et scénarisé par Martin Quenehen. Un “Corto par…” qui télétransporte le héros de Hugo Pratt dans notre époque contemporaine, au contraire de la reprise assurée depuis 2015 et quatre albums par Juan Díaz Canales et Rubén Pellejero, fidèle à la timeline originelle. Une cohabitation un peu complexe, scrutée de près par les autrices et/ou les féministes qui en ont après Vivès. On les rassure: ce Corto-ci n’a rien de “touchy”.

Tintin

Mimétisme: 50% Re-création: 50%

Attention, ne rêvez pas: on parle ici du “mook” édité en septembre par Le Lombard (et les éditions Moulinsart) en hommage et rappel du journal du même nom qui fit sa renommée, et non du personnage de Hergé en lui-même, qui n’y apparaît d’ailleurs qu’en couverture. Soit 400 pages (!) constituées uniquement de reprises d’à peu près tous les héros du journal Tintin, lequel a cessé de paraître en 1988. Une opération one-shot tantôt très réussie, tantôt totalement à côté de la plaque, mais représentative à elle seule de cette invasion de re-créations.

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