Erwin Dejasse, spécialiste de la BD: “En musique comme en bande dessinée, la notion de rythme est fondamentale”

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Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Inaugurée à l’occasion du dernier festival international de la bande dessinée, l’exposition Rock! Pop! Wizz! est à voir toute l’année à Angoulême. Sous-titrée “Quand la BD monte le son”, l’exposition explore via maintes planches originales et pochettes de disques “le dialogue permanent entre ces deux arts, leur connivence et comment ils se nourrissent l’un et l’autre depuis plus d’un demi-siècle”. Rock et BD ont en effet toujours fait bon ménage, et encore plus récemment, avec l’envolée de la BD du réel et des biopics en BD (ou “biotoons”), multipliant les portraits d’artistes souvent musicaux.

Mais au-delà du catalogue des “BD sur la musique” et des clichés qui voient dans la musique populaire et la bande dessinée deux arts mineurs ayant grimpé ensemble les échelons de la reconnaissance et de la renommée, partageant esprit et esthétiques, quels sont réellement les parallèles à faire ou à ne pas faire entre ces deux industries? Et comment l’un peut-il incarner l’autre? On a pu compter sur Erwin Dejasse pour éclairer un peu différemment notre lanterne: il est un des grands spécialistes belges de la bande dessinée et de son Histoire, dans des recherches qu’il saupoudre volontiers de culture musicale. L’essayiste explore actuellement les rapports entre culture punk et BD, avec une conviction parmi d’autres: “Le punk est fondamental dans l’Histoire de la bande dessinée”.

On lit beaucoup de BD parlant de musiciens et on ne compte plus les festivals et expos qui en montrent des exemples, mais quels sont réellement les parallèles créatifs communs à ces deux arts?

Erwin Dejasse: Beaucoup d’auteurs parlent de ça, Chris Ware lui-même répète souvent qu’il y a une partition derrière ce qu’il dessine, et c’est pourtant quelque chose que l’on oublie parfois dans les commentaires ou même l’analyse académique, mais la notion de rythme est vraiment fondamentale en bande dessinée, comme en musique. Le plaisir de la lecture lui-même est lié au rythme. Regardez Franquin, il y a une jubilation qui vient entre autres du rythme que l’auteur y impose. Et puis, il y a de vraies rencontres, quand la bande dessinée s’interroge sur la manière de représenter la musique, de comment la traduire en dessin. Et on se rend compte que ça fonctionne très bien, depuis très longtemps! Il y a ainsi une planche de Wilhelm Busch, Le Virtuose, réalisée en 1865, qui explore bien cette dimension rythmique et la manière d’exprimer la musique en dessin: on y voit un spectateur qui y observe un pianiste, qui se déchaîne un peu plus à chaque case, comme le trait de l’auteur qui devient de plus en plus sauvage et expressif. On trouve de telles tentatives dans le Groove Comix de Menu, dans Total Jazz de Blutch, ou plus récemment dans le numéro de Patte de Mouche réalisé par Jean-Yves Duhoo à L’Association autour d’Erik Satie, ou encore Konvalescens de Christophe Poot qui sort à La Cinquième Couche (lire notre critique page 35). C’est globalement plus intéressant que les biopics en BD. On en sort 20 par mois en racontant la vie des artistes sans se poser de questions, et en restant tributaires de créneaux éditoriaux: quelle demi-célébrité n’a pas aujourd’hui sa BD biographique? Il existe évidemment des œuvres de commande qui s’avèrent géniales, mais c’est quand même assez rare.

Le punk est fondamental dans l’Histoire de la bande dessinée

De la même manière, en multipliant parfois les clichés graphiques, on évoque souvent les rapports entre rock et BD. Mais estimez-vous que le rapport à la culture punk est plus fondamental encore?

Erwin Dejasse : Oui, surtout si l’on s’intéresse à la bande dessinée alternative. Le punk, c’est le Do It Yourself, le rejet du savoir-faire. Globalement, c’est une énergie, une esthétique que j’ai commencé à traiter en parallèle à mes travaux sur l’art brut, parce que s’y posent les mêmes questions autour du savoir-faire. Et le punk est porteur d’une pulsion d’enfance, de quelque chose de régressif, la volonté de faire l’imbécile. On trouve cet esprit-là réinjecté au même moment dans la BD un peu partout: Gary Panter aux États-Unis, Savage Pencil au Royaume-Uni, Henriette Valium au Québec, Takashi Nemoto au Japon, le collectif Bazooka ou Charlie Schlingo en France. Phil, à Liège (décédé en 2012, NDLR), était celui qui incarnait peut-être le mieux cet esprit punk dans la BD: on l’a vu assister à des concerts dans des squats, et deux jours après en distribuer le fanzine!

Le principe du fanzine est justement très présent dans la culture rock ou punk.

Erwin Dejasse : Oui, il incarne cette immédiateté, cette création rapide, viscérale commune aux deux médiums, et cette culture du “tout seul tout de suite” qui ressurgit beaucoup aujourd’hui, avec du sens et un contenu. Quand Lester Bangs a décrété que le punk était mort en 1977, tous les gamins se sont dits “merde, on fait quoi maintenant?” Et ils ont commencé à réfléchir et à mettre du contenu dans le punk, une coquille un peu vide qui ne véhiculait jusque-là aucun message réel en dehors de quelques slogans contestataires, “anarchie”, “destroy”, mal maîtrisés: le punk a alors commencé par exemple à déconstruire, un peu plus vite que les autres, les schémas machistes, ou à se pencher sur les questions écologiques… Les Clash ont remplacé les Sex Pistols. On a injecté de la “vraie” contestation dans le punk, et on va retrouver ça en partie dans Métal Hurlant ou dans l’édition alternative. Parce que le punk correspond aussi à un malaise sociétal, la fin du rêve hippie, des Trente Glorieuses, de la prospérité, de l’innocence. L’arrivée de Thatcher, qui est un vrai marqueur… Les gamins comprennent alors qu’il n’est plus temps de faire les imbéciles, qu’il faut s’affûter. Ce terreau sociologique, politique, il se répète aujourd’hui -je vois que le punk, ça parle beaucoup à mes étudiants en BD, alors que ça concernait leurs grands-parents! Et c’est un mouvement artistique et culturel qui nourrit autant la musique que la bande dessinée.

Bio express: Erwin Dejasse

1971 Naissance. Historien de l’art, enseignant, commissaire d’exposition. Chargé de recherche FNRS à l’ULB. Maître de conférence à ULiège.

2008 Cofondateur du groupe Acme, collectif de recherche interdisciplinaire sur la bande dessinée.

2022 Dernière parution: Art brut et bande dessinée, aux éditions Atrabile.

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