Critique | BD

Darwin’s Incident : L’odyssée de l’espèce

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© Shun Umezawa/Kodansha Ltd.

Shun Umezawa, Editions Kana

Darwin's Incident

192 pages

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© National

Dans son thriller Darwin’s Incident, le mangaka Shun Umezawa met en scène un hybride humain-chimpanzé créé en laboratoire dans une société américaine rongée par ses stigmates. un alliage de grand spectacle et de réflexion sur notre espèce.

Réunion Zoom, Bruxelles-Tokyo. Derrière notre interlocuteur, un mur rempli de livres. Dans ses yeux, vivacité et intelligence. Dans son Darwin’s Incident, ligne clinique et mise en scène étudiée. Pas de doute, Shun Umezawa est un cérébral. Le genre d’auteur qui tourne sa documentation sept fois dans ses mains avant de dessiner. “Né un certain jour en 1978, nous renseigne son site officiel, ce quadra publie depuis longtemps mais avec parcimonie. Entre 1998 -l’année de ses débuts- et 2020, il n’a ainsi signé que six livres, essentiellement des recueils de nouvelles, des portraits corrosifs de l’espèce humaine. Ce rythme n’a pas empêché Umezawa d’être acclamé par ses pairs (comme Hajime Isayama, l’auteur-star de L’Attaque des Titans) ni d’être traduit en italien ou en espagnol. Sous nos latitudes, on ne le connaissait pas encore. Tout a changé avec Darwin’s Incident, commencé en 2020, plusieurs fois primé au Japon et publié ici depuis cet été. Dans le premier tome (lire la critique dans Le Vif du 4 août), on découvrait l’attachant “humanzee” Charlie, mi-garçon mi-chimpanzé, dont la présence bousculait une société américaine déjà instable et divisée, tandis qu’un groupe terroriste antispéciste tentait d’en faire son égérie, son “Spartacus”. L’auteur nous le répétera: Darwin’s Incident, c’est du divertissement. Plutôt à l’hollywoodienne avec, disons-le, ce que la forme implique comme qualités (déroulement haletant et forme léchée) et défauts (raccourcis et exagérations). Une approche plus grand public que ce qu’il a pu dessiner auparavant, donc. Mais on sent toujours, dans ses planches, une volonté tenace de lire entre les lignes de l’époque. D’utiliser l’actualité américaine pour parler de Charlie, et vice-versa. Et surtout de réfléchir à la place de l’homo sapiens sur terre, à la légitimité de ses interactions avec le vivant. Paru ce 21 octobre, le deuxième tome ne démérite pas. Décryptage en compagnie d’un Umezawa sur le point, au Japon, d’entamer le cinquième opus de son odyssée de l’espèce.

Comment est né Darwin’s Incident?

Juste avant cette série, j’avais dessiné un recueil d’histoires courtes. L’une d’elles s’appelait Mô ningen(“Déjà humain” ou “Toujours humain”, NDLR) et s’intéressait à la définition de l’être humain: selon quels critères est-on humain ou ne l’est-on plus? Et jusqu’où s’étendent les droits de l’homme? Je voulais développer cette idée dans une œuvre plus longue. Au fil de mes réflexions, je suis tombé sur des articles à propos d’expériences visant à créer des hybrides homme-chimpanzé, et j’ai pensé que ce serait sans doute une bonne base pour traiter mon sujet. Je suis donc allé voir mon éditeur avec ce projet sous le bras.

Veillez-vous particulièrement à la vraisemblance de l’histoire? À quel point vous êtes-vous documenté au sujet de la génétique ou des droits des animaux?

Ah, beaucoup. J’ai lu des tas de livres sur les thèmes que je voulais développer. En réalité, je m’intéressais déjà à la théorie de l’évolution avant Darwin’s Incident, donc j’avais auparavant lu pas mal d’ouvrages de vulgarisation sur ce sujet. Mais j’étais moins informé sur les droits des animaux ou le véganisme, donc je me suis abondamment documenté. Je voulais veiller au réalisme du récit, c’est vrai, mais n’oublions pas qu’il y a une sorte de gros mensonge en plein milieu: le “humanzee”! La science actuelle ne peut certainement pas créer un tel être. Alors, pour rendre son existence crédible, il fallait que tout ce qui entoure cet élément fantaisiste soit le plus réaliste possible.

Aviez-vous des influences particulières pour le récit? Au Japon, Darwin’s Incident a été comparé au roman Les Animaux dénaturés de Vercors.

En effet… et je ne l’ai jamais lu (sourire). Mais des tas d’autres livres ont dû influer sur ma façon d’écrire. Justement, avant de commencer Darwin’s Incident, j’ai pris soin de lire et relire les mangas Parasite de Hitoshi Iwaaki et The World Is Mine de Hideki Arai (également auteur d’Irène, lire Focus Vif du 20 janvier, NDLR), qui sont pour moi de réelles sources d’inspiration en matière de construction narrative. Arai m’a beaucoup marqué: je dévorais ses œuvres quand j’étais adolescent, qui est la période durant laquelle on est le plus sensible aux influences extérieures. D’ailleurs, je reste très fan de son travail et je le considère vraiment comme ma plus grande influence.

© Shun Umezawa/Kodansha Ltd.

Dans une interview japonaise, vous avez aussi cité Naoki Yamamoto (auteur de Fatale fiancée, récemment traduit en français) parmi vos inspirateurs. Considérez-vous faire partie du même “courant” que ces mangakas?

Ah… Ces deux-là ont des styles très différents, il peut sembler étrange de les comparer. Cela dit, j’admets qu’ils ont en commun d’aborder des réalités contemporaines avec un traitement qu’on peut qualifier de journalistique. Chacun à leur manière, ils réagissent à l’actualité immédiate. C’est vrai que cette approche m’a beaucoup influencé. Par ailleurs, ce qui m’a inspiré en particulier chez Naoki Yamamoto, c’est sa manière de concevoir l’histoire courte. J’ai une préférence pour ce type de format et, dans le genre, il a dessiné des tas de récits marquants, que je considère comme des chefs-d’œuvre.

Le fait que vous citiez The World Is Mine est intéressant: le traitement de la violence y est extrêmement frontal, très différent de celui de Darwin’s Incident. Chez vous, la mise en scène de la fusillade du tome 2 est contenue et vide de tout voyeurisme. Était-il délicat de trouver la bonne distance vis-à-vis de la violence?

Ça demandait une certaine réflexion, en effet. Il est vrai que dans The World Is Mine, la violence est “frontale”, comme vous le dites. C’était probablement un acte de protestation de Hideki Arai. À l’époque (fin des années 90, NDLR), dans la société japonaise, on avait tendance à cacher la violence, à la recouvrir d’un voile, et je pense qu’il s’agissait de s’opposer à cette pratique. Mais l’époque a changé. Donc il a fallu réfléchir à comment représenter la violence dans Darwin’s Incident. De toute façon, je n’allais pas donner dans l’excès, car le magazine qui me publie a certaines règles à respecter, mais au-delà de ça, je ne voulais surtout pas tomber dans la violence-spectacle, celle qui se consomme comme de la pornographie. Ça ne correspondrait pas à mon message.

Darwin’s Incident ne se situe pas au Japon, en revanche, mais aux États-Unis. Pourquoi?

En fait, le sujet de Darwin’s Incident n’est pas commun dans l’entertainment, et il l’est encore moins dans le manga. C’est pourquoi j’ai voulu l’enrober d’un déroulement hollywoodien. Pour ça, rien de tel que les États-Unis, où il se passe des choses qui peuvent nous paraître invraisemblables, mais qui sont pourtant des réalités là-bas. Et puis, ce que je voulais raconter ne pouvait pas trop fonctionner dans un cadre japonais, ça n’aurait pas été crédible. Par exemple, le port d’arme est beaucoup plus réglementé qu’aux États-Unis, donc les personnages auraient eu bien du mal à s’équiper. De même, au Japon, les droits des animaux ou le véganisme ne sont pas des idées très répandues, ce sont des sujets de niche. Les végans pratiquants, c’est encore plus rare. Or, j’ai l’impression qu’à l’étranger et notamment aux États-Unis, ces sujets et pratiques restent certes minoritaires mais sont mieux connus.

De toute évidence, vous êtes très informé sur les sujets de société américains, comme les fusillades scolaires ou QAnon…

Lorsqu’on a acté que Darwin’s Incident se déroulerait aux États-Unis -c’est-à-dire très tôt-, j’ai commencé à me documenter sur les problématiques du pays, comme le port d’arme ou la discrimination raciale. Surtout ce dernier sujet, d’ailleurs, car Charlie est au fond une minorité extrême, sa situation est une “caricature” de ce que connaissent les discriminés. Dès le départ, je savais qu’il me faudrait aborder ces sujets de société, car je ne voulais pas créer un monde “pour” Charlie mais bien l’inverse, l’amener dans le nôtre, ce qui ne pouvait qu’exacerber certaines problématiques actuelles.

L’un des grands faits d’actualité de ces dernières années, aux États-Unis, est l’assaut du Capitole en 2021. Qu’en avez-vous pensé et avez-vous eu envie d’y réagir dans votre manga?

Ça a retenu mon attention, en effet, j’ai suivi l’événement quasiment en direct, puis j’ai regardé des documentaires sur le sujet à la télé. En voyant qu’aux États-Unis, la réalité était en train de dépasser la fiction, je me suis dit: “Non mais arrêtez avec ces trucs plus spectaculaires que ce qui se passe dans mon manga! Comment je vais faire pour le vendre, moi, si ça continue comme ça?(rires) Quoi qu’il en soit, c’est vrai que dans Darwin’s Incident, je m’attache à coller le plus possible à l’actualité du monde réel. Je prends en compte les événements qui s’y produisent au jour le jour. Mais je n’évoquerai sans doute jamais la prise du Capitole, en tout cas pas de façon directe. Je pense plutôt méditer sur cet événement, le “digérer” à ma façon et traduire mes réflexions dans le récit.

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Autre événement d’importance, cette fois mondiale: la pandémie de Covid-19, qui a commencé à peu près en même temps que votre manga. Comment avez-vous réagi en voyant le monde réel se mettre à différer de votre récit, qui n’intègre pas le virus?

C’était forcément… ennuyeux. Tous les mangakas dont l’œuvre s’ancrait dans le monde réel ont été confrontés à ce problème. La grande question était de savoir comment intégrer (ou pas) la pandémie dans son récit. Ça m’a gêné, bien sûr, ce décalage non intentionnel avec le réel, alors que le monde que je dessinais devait justement refléter la réalité… Mais la pré-production du manga était déjà bien avancée, donc j’aurais eu du mal à ajouter cet élément. Ceci dit, d’un point de vue thématique, la pandémie a rendu la série plus actuelle qu’elle ne l’était déjà, au fond. Beaucoup de théories circulent quant à l’origine du coronavirus, mais l’une des plus soutenues est celle de la source animale, ce qui revient à dire, quelque part, qu’en empiétant sur le monde des animaux sauvages, l’être humain a rapporté le virus dans son monde à lui. D’une certaine façon, cette réflexion sur l’activité de l’homme rejoint les thèmes abordés dans Darwin’s Incident. En tout cas, c’est sûr que le monde a beaucoup changé suite à la pandémie, donc je pense que j’exprimerai cette transformation d’une manière ou l’autre dans ma série. Mais pour l’instant je ne sais pas trop comment.

Quelle est votre position quant au fait de manger ou non les animaux?

Pour ma part, je ne suis pas végan. Disons que je tends légèrement vers un régime végétarien, dans la mesure où j’essaie de diminuer un peu les aliments d’origine animale, notamment parce qu’en me documentant sur le véganisme, j’ai appris des choses qui m’ont fait réfléchir. Je vois ça comme un acte positif, autant pour le respect des animaux que du point de vue environnemental. Mais ça, c’est mon opinion. Mon manga reste du divertissement, il ne s’agit pas de diffuser une thèse personnelle. J’attache donc de l’importance à représenter différents points de vue afin que le lecteur puisse juger par lui-même, avec son propre esprit critique, plutôt que de lui imposer une idéologie.

Comment avez-vous trouvé l’équilibre visuel homme-animal de Charlie?

Au début du projet, son apparence était très réaliste, comme une sorte de montage 3D entre un humain et un chimpanzé. C’était limite grotesque! Avec mon éditeur, on s’est dit que les lecteurs auraient du mal à se prendre d’empathie pour un tel personnage. On l’a donc rendu… peut-être pas “mignon” mais, disons, plus attachant, afin de pouvoir se sentir plus proche de lui. Mais vous savez, quand on dessine un manga, le dessin évolue forcément au fil des tomes et en réalité, je cherche encore l’équilibre idéal pour Charlie.

Il a une vraie présence, on ressent ses émotions malgré son visage moins expressif, forcément, que celui d’un humain. Était-ce un défi?

En fait, je l’ai rendu volontairement inexpressif et peu démonstratif, parce qu’il fallait que cet “autre” soit difficile à cerner. Plus précisément, il fallait à la fois ne pas savoir exactement à quoi il pense et avoir la sensation, malgré cette froideur, de parvenir à partiellement le comprendre… Dans la SF, on trouve souvent des extraterrestres avec lesquels toute compréhension mutuelle et tout dialogue sont impossibles -c’est le cas dans Solaris, par exemple. Dans mon cas, ce n’était pas le but, il fallait que cet être nous échappe mais qu’il reste possible de dialoguer avec lui. En vérité, c’est quelque chose qui nous arrive tout le temps entre humains. Je tenais donc à adopter cet équilibre très subtil entre compréhension et incompréhension parce qu’il reflète cette réalité humaine que nous vivons au quotidien.

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