Charles Burns sur le divan: on a demandé à deux psys d’analyser sa trilogie Dédales

© Charles Burns / Cornélius 2023
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Charles Burns, l’auteur de Toxic et Black Hole, boucle sa trilogie Dédales. Un petit chef-d’œuvre de narration, de ligne claire et d’exploration intérieure ouvert aux interprétations. On l’a donc parcouru en compagnie de deux psys; on peut y voir, entre autres, un personnage parfaitement maître de ses névroses. comme son auteur.

Dédales est le récit, intérieur et extérieur, concret et intime, de Brian Milner, un jeune Américain très maladroit et mal à l’aise dans ses relations sociales ou personnelles, parfois objet de bouffées délirantes voire d’hallucinations, qui trouve refuge dans la fiction, que ce soit dans le comics qu’il dessine, dans les films qu’il regarde compulsivement voire dans celui, horrifique et amateur, qu’il essaye de réaliser avec quelques amis. Parmi ces derniers, la belle et distante Laurie Dunn que Brian va intégrer dans ses délires, dans un récit oscillant comme souvent chez Charles Burns entre romance adulescente, science-fiction et fantastique. Ce Dédales n’est pourtant pas qu’une œuvre de plus dans la carrière de l’auteur, passé maître dans l’expression des affres intérieures et la représentation de l’inconscient; il s’y révèle comme rarement, allant jusqu’à réinventer le principe même du happy end dont il n’est pourtant pas friand, au contraire des mises en abyme.

Ce récit d’un psychotique qui apprend à sublimer ses névroses peut alors se lire comme le propre narratif du parcours et de la psyché de l’auteur. C’est en tout cas ce qui ressort de la lecture de ce troisième et dernier volet de Dédales par deux psychanalystes consultées pour l’occasion: Ariane Bazan, docteure en psychologie et biologie, professeure de psychologie clinique et de psychopathologie à Bruxelles et Nancy; et Laure Mayoud, psychologue clinicienne basée à Lyon, fondatrice de L’Invitation à la beauté qui promeut “l’art qui guérit” et les “prescriptions culturelles”. Consultées indépendamment l’une de l’autre, les deux psychologues se rejoignent au moins sur un constat: l’auteur de ce récit sait non seulement de quoi il parle, mais maîtrise particulièrement son sujet, et ses propres névroses.

Médicaments

Médicaments
© Charles Burns / Cornélius 2023

Dans Dédales, Brian “blablate” compulsivement, fait remarquer qu’il a arrêté de prendre “ses médicaments”, ses amis soulignent qu’il ne faut pas le faire boire, “et lorsque ça arrive, l’imaginaire de Brian se fait presque délirant, sujet aux hallucinations… En soi, aucun de ses éléments n’est constitutif d’un diagnostic de structure psychotique, mais bien leur addition, poursuit Ariane Bazan. “Et la psychose en tant que structure est une manière de fonctionner, pas une maladie! On se construit tous des mythes, on enjolive nos histoires avec des biais, des exagérations, pour se construire un narratif supportable.” Laure Mayoud voit elle aussi un personnage “en quête d’homéostasie, d’un état d’équilibre entre son monde intérieur et extérieur. Une quête qui passe ici par l’acte de création: Brian dessine, Brian filme, et construit en réalité une “œuvre cathartique” capable de le faire tenir debout et avancer. Une pulsion de vie face à ses pulsions de mort.

Films en boucle
© Charles Burns / Cornélius 2023

Films en boucle

Dès le début de ce troisième volet de Dédales, on comprend tout de suite que Brian “se situe peut-être dans une structure psychologique autre, névrotique voire psychotique”, entame Ariane Bazan, notre première lectrice, en insistant beaucoup sur la délicatesse de poser un tel diagnostic sur un personnage de fiction “mais qui est très crédible et très juste dans ses comportements que l’auteur décrit très bien, peut-être parce qu’il les vit lui-même. La manière dont il est pris par les films qu’il regarde presque compulsivement, avec lesquels il nourrit un processus d’identification, pourrait par exemple être assimilée à un comportement névrotique”. Laure Mayoud confirme, même si, dans une approche “plus philosophique que psychanalytique”, elle préfère parler d’un personnage “original et fantastique, un grand sensible en souffrance et en décalage dans ce monde trop froid pour lui.

Rêves
© Charles Burns / Cornélius 2023

Rêves

Contrairement à ce qu’affirmait Freud, les rêves ne sont pas que l’expression de nos frustrations, on le voit bien ici. C’est une source extraordinaire de créativité”, poursuit Laure Mayoud. “On peut voir dans cette créature extraterrestre le cœur même et vivant du personnage, sorti de lui-même. Il touche son cœur, veut récupérer son cœur déchiré. C’est un cœur qui s’ouvre, une œuvre cathartique en soi. Le rêve, c’est avant tout un espace de liberté totale.” Ariane Bazan reste, elle, fidèle à son premier diagnostic à la lecture de ces séquences oniriques qui voient des extraterrestres envahir le monde et les délires de Brian: “Les rêves de création de monde sont très fréquents chez les individus psychotiques. Lacan parle de “pousse-à-la-femme”, cette idée, certes très contestée, de devenir mère pour engendrer une nouvelle humanité, de devenir une instance procréatrice et développer une nouvelle réalité, plus supportable.

Action...
© Charles Burns / Cornélius 2023

Action…

Si Dédales évolue dans une ambiance lourde et anxiogène, comme nous y a habitué Charles Burns, nos deux psychologues y voient pourtant, et toutes les deux, une œuvre plutôt portée vers la lumière et l’optimisme. Ariane Bazan: “Malgré ses structures délirantes, Brian se bricole quelque chose qui lui rend la vie supportable, ce n’est pas trop mal, c’est ce qu’on peut se souhaiter à tous! Brian apprend à vivre avec ces délires et est encore capable de réagir. Il y a des signes très encourageants. Le plus difficile dans la psychose, c’est d’y mettre un point d’arrêt arbitraire. Or c’est ce que fait exactement Brian lorsqu’il décide de changer de narratif et tire une croix, presque littéralement, sur le récit qu’il se créait pour lui-même: il décide d’arrêter là, de partir sur une autre fin. Il est enfin dans la maîtrise.

... Réaction
© Charles Burns / Cornélius 2023

… Réaction

Laure Mayoud abonde dans cette analyse qui voit Dédales comme un récit porteur d’espoir plutôt que d’angoisse: “Brian réinvente son propre film, s’invente de nouvelles mises en abyme. Son art va finir par le soigner! Il s’invente un cadre qui donne du sens à son existence, qui lui permet d’avancer. Brian incarne très bien cet “esprit de réparation” dont parlait Tinguely, sa capacité de rêver reste en mouvement. Dans sa recherche d’homéostasie, Brian conserve des souvenirs, la capacité de rêver, et c’est rassurant parce que ce n’est pas toujours le cas. Ses sens sont encore activés, il a réussi à mettre un cadre, même étrange, autour de son existence. Il faudrait le suivre longtemps, et voir comment il gèrera par la suite son environnement, socialement difficile, avec une mère elle-même en grande difficulté. Mais disons que c’est bon signe!

Rapport à l’auteur
© Charles Burns / Cornélius 2023

Rapport à l’auteur

Pas de doute donc pour Ariane Bazan, “l’auteur sait de quoi il parle” en créant un personnage tel que Brian, et on a affaire avec Charles Burns à “un auteur qui vit presque un dédoublement de sa personnalité”: “L’auteur lui-même évolue probablement dans une structure psychotique, mais extrêmement productive! Une structure qu’il a mise à son service, qui le stabilise, qui lui donne une position sociale, qui génère des revenus… Il a vraiment fait le mieux avec ce qu’il avait! Ses bandes dessinées et ses actes créateurs valent sans doute bien mieux pour lui qu’une analyse ou une thérapie. Il met ici des plans dans des plans dans des plans, des histoires dans des histoires, il se tient, il a des cadres, il n’est pas exposé… La preuve qu’un psychotique, comme Brian ou comme l’auteur, est capable de la plus grande des réussites!

La critique de Dédale 3/3

de Charles Burns, Éditions Cornelius, 88 pages.

****1/2

Le film amateur et horrifique du jeune Brian Milner et de ses amis touche bientôt à sa fin. Quelques séquences à tourner encore près de ce lac de montagne si cinégénique et c’en sera fini de ce projet, et peut-être aussi de ces obsessions pour les vieux films en noir et blanc, de ces rêves hantés par une invasion extraterrestre, et de cette idylle jamais vécue autrement que dans sa tête avec Laurie Dunn, l’autre voix et héroïne de ce Dédales bien nommé. Mais peut-il vraiment y avoir de la place pour un happy end dans l’œuvre aussi colossale que névrosée de Charles Burns? La réponse, plus surprenante que prévu, fascinera à nouveau ses lecteurs qui arriveront ici au terme de la dernière trilogie du maître américain, sa seconde en couleurs après Toxic, et peut-être son récit le plus autobiographique pour ceux et celles qui le liront sous cet angle-là (lire Grand Angle page 8). Construit autour du rapport entre l’inconscient et sa représentation, dessinée ou filmée, ce dernier chapitre de Dédales s’avère incroyablement maîtrisé et ouvert à maintes interprétations. Centré sur un personnage torturé mais conscient de l’être et qui ne peut que furieusement ressembler à son auteur, Dédales tisse, à coups de mises en abyme et de dialogues entre réalité et fiction, le dernier fil en date d’une toile décidément passionnante, à hauteur de la “ligne claire sombre” que Burns met désormais magnifiquement en couleurs. Entre malaise et beauté, ce Dédales peut désormais se (re)lire d’une traite pour essayer d’en saisir toutes les clés et apprécier l’orfèvrerie burnsienne qui n’a plus besoin, comme ce fut le cas longtemps, d’exprimer dans la chair de ses personnages leurs malaises intérieurs -un artifice désormais remplacé par sa seule maîtrise narrative. Chapeau.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content