Serge Coosemans

Is your house as deep as your pantoufles?

Serge Coosemans Chroniqueur

Entre érudition, snobisme morveux et provocation crasse, affaire de goûts personnels, mauvaise foi et tentative de tirer le public de sa nécrose, voici Serge Coosemans se lançant à l’attaque de la deep-house, sous-genre musical selon lui à Bruxelles bien trop envahissant. Sortie de Route, S04E02.

J’ai un rapport ambivalent aux étiquettes musicales. Quand il s’agit de distinguer le rock du jazz ou la house de la techno, je les trouve bien entendu nécessaires. Par contre, je ne vois aucun intérêt à la création de sous-genres, surtout quand ils sont aussi abscons que le laptronica, la vaporwave, le mombahcore, l’aggrotech ou la skweee (je n’invente rien, tous ces exemples sont tirés de Wikipédia). On attribue souvent la création de ces sous-genres aux journalistes spécialisés, surtout anglais, pour qui ce serait une manière de vendre des articles sur des artistes qui n’auraient sinon que très peu de chances de percer (« watch out for mombahcore, the new musical revolution! »). C’est en partie vrai mais pour qu’une proposition de sous-genre musical soit adoptée par le public, il faut que les gens y trouvent un imaginaire, une valeur identitaire, un moyen de se l’approprier pour se différencier d’autres amateurs de musiques vus comme moins éclairés qu’eux. J’en ai fait l’expérience directe. En 1996, dans un billet d’humeur sur le groupe dEUS et ses suiveurs aux violons grinçants, j’avais proposé dans le magazine RifRaf de cataloguer toute cette vague belge de rats de médiathèques comme relevant de la « frite pop ». Le terme n’a pas pris du tout: trop moqueur, trop dénigrant. Il n’honorait pas ce style à la fois tarabiscoté et accessible, plutôt prétentieux, générationnel aussi, apparu alors que les poids lourds du rock belge des années 80 commençaient tous à sérieusement pédaler dans le waterzooi.

Contrairement à ce trop snullesque « frite pop », Deep House, ça, c’est par contre une étiquette vraiment parfaite, pas de moi, celle-là. À Bruxelles, elle colle à la nuit depuis plus de 20 ans (le Vaudeville, le Fool Moon, tout ça…) et il n’y a vraiment pas de raison qu’elle s’en détache dans les années qui viennent; désormais utilisée à toutes les sauces, à tort et à travers. Le terme remonte à 1988, à la ressortie de Can You Feel It, un morceau de Larry Heard, publié sous le pseudonyme de Mr. Fingers deux ans auparavant. Autodidactes, la plupart des pionniers de la house-music chipotaient alors leurs machines un peu au hasard mais Heard traînait lui un véritable bagage musical. C’est un batteur de sessions qui jouait de tout, aimait le jazz fusion, le rock abstrait, Yes, Rush, Genesis et Black Sabbath. On peut tirer de ce fait un storytelling intriguant. Can You Feel It apparaît en effet à un moment charnière où d’un côté, nous avons une acid-house brutale, syncopée, plus fonctionnelle que réellement artistique, fabriquée par des petits loustics en roue libre et, de l’autre, une house-music proprette et commerciale, voire même carrément putassière et déjà pervertie par le mainstream. Heard et la deep, c’est alors la troisième voie, celle du milieu. Un trip voulu plus profond, plus introspectif, plus réfléchi, plus pur, plus adulte, plus musical. Une recherche de respectabilité aussi, alors que la house originelle semblait très fière de n’en avoir aucune et que celle qui cartonnait dans les charts estimait l’avoir à partir du moment où ses tubes se sifflotaient sous toutes les douches d’Europe.

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La deep-house n’a jamais vraiment cherché à dépasser son statut de musique jetable, mais son public entreprit par contre de consolider sa validité d’alternative culturelle durable. On lui prêta des liens avec le jazz, le hip-hop et la soul, autant de musiques crédibles, politiquement et socialement engagées. Alors que les quelques textes de house-music des années 80 encourageaient surtout à gober des drogues, à forniquer et, seulement le lendemain, à défendre les intérêts de sa communauté, la deep valorisa très vite la nostalgie et la tristesse, soit des sentiments généralement considérés comme bien davantage nobles que le simple fun paillard. La deep charrie un imaginaire surtout séduisant parce qu’acceptable. La techno ou l’acid restent encore aujourd’hui perçues comme des musiques plaisant surtout aux marginaux immatures et aux sauvageons dégénérés mais la deep, elle, a tout pour plaire aux amateurs de musiques afro-américaines et de jazz pas trop compliqué. Elle leur fait croire qu’ils débordent de soul, qu’ils sont de grands humanistes branchés droits civiques même quand ils pensent que Rosa Parks doit être une choriste de Julien Jabre.

Entreprendre d’apporter un supplément d’âme et la respectabilité à une house-music jusque-là soit très primitive, soit déjà trop absorbée par le mainstream revient en fait à vouloir transformer du tapage et de simples produits de consommation courante en quelque-chose d’autre. Peut-être pas vraiment de l’art, mais quelque-chose d’apprivoisé, de visible sans vraiment relever du mainstream, de différent sans faire aussi peur que l’underground. Dans le rock, on sait ce que ça donne: c’est ce qui sépare Bo Diddley et Muddy Waters de Dire Straits, les Cramps de Machiavel, Joy Division de Radiohead. C’est ce qui différencie une musique qui n’a d’autre but que de foutre un joyeux boxon, d’amuser, de vous faire valser les tripes, de celle portée par une prétention de sophistication responsable, une volonté affirmée de parler aux âmes et d’élever les consciences. Dans le cas de la deep-house, c’est d’autant plus ridicule que ce style reste sans doute, avec la lounge, l’une des musiques électroniques les plus prévisible, les plus confortable, les plus souvent fadasse, convenable, enfants admis, passablement ennuyeuse, sans toutefois n’être jamais vraiment gênante. Ni très compliquée à mixer, soit dit en passant.

Dans la deep-house, tout n’est évidemment pas à jeter. Il se déniche des pépites dans tous les styles, même dans le plus absurde des sous-genres, comme le mombahcore. À échelle locale, notre principal problème avec la deep, qu’évoquait déjà un peu la chronique de la semaine dernière, c’est qu’à Bruxelles, elle a trop tendance à se faire trop visible, trop audible, depuis trop longtemps. Ce fut un moment une musique militante, habitée, mais aujourd’hui, le terme désigne surtout une house-music principalement inoffensive. C’est devenu un fourre-tout plus qu’un véritable genre musical, qui relève du générique et du produit blanc, qui rassure désormais un public pas très curieux, ni très ouvert, qui plaît aux directions artistiques pas très aventureuses, qui se joue par des DJ qui en sont soit à leurs premiers chipotages faussement adroits sur des logiciels de mix, soit sont devenus des fonctionnaires des platines ayant perdu depuis bien longtemps toute envie d’innover, de surprendre, de propager un peu d’utopie et de rébellion. On y reviendra toujours, c’est la bande sonore parfaite d’un clubbing tout simplement petit-bourgeois, giscardien ou poumpidoulesque comme le disait il y a quelques années Technikart de la nuit parisienne, qui s’était perdue dans la même impasse. Après tout, si confortables et bien rembourrées, les pantoufles aussi, c’est très deep.

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