Laurent Raphaël

Monstres & Cie

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Elle est partout, sournoise comme une tique ou flagrante comme une décharge à ciel ouvert. La méchanceté a beau figurer sur la liste noire des sentiments toxiques, elle prolifère telle une mauvaise herbe sur le parterre des bonnes intentions. Et pas seulement dans l’atmosphère confinée et inflammable des habitacles coincés dans la circulation. Ou dans la rubrique anxiogène des faits divers, catalogue peu ragoûtant et inépuisable des bassesses humaines.

L’édito de Laurent Raphaël

Il suffit simplement d’aller dans le grand bac à sable d’Internet et de lire les commentaires laissés sur à peu près n’importe quel sujet d’actualité pour observer ses ravages. Au bout de la deuxième ou troisième intervention, ça dérape, le lierre des vilenies se met à grimper sur le mur lépreux des lamentations, les microbes pathogènes se reproduisant alors, ad nauseam, dans la moiteur d’un relatif anonymat. À croire que le corps social secrète son propre venin…

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« L’homme est capable du meilleur et du pire, mais c’est dans le pire qu’il est le meilleur. » Une boutade en forme d’aveu selon les psys Francis et Marivi Ancibure, qui ont mis La méchanceté ordinaire sur le grill psychanalytique dans un essai (éditions La Muette/Le Bord de l’eau) dénudant les fils de cette question électrique: l’homme est-il naturellement bon ou mauvais? Verdict: les deux mon capitaine. Contrairement à Platon qui affirmait par la voix de Socrate que « nul n’est méchant volontairement » ou à ce naïf de Rousseau qui rejetait la faute d’un pourrissement de la bonté d’âme sur la société corruptrice, le tandem pense que les graines de la malignité sont tapies en chaque être, et qu’elles germent ou non au gré de l’intensité du « désir de l’autre ». Cet autre dont on envie, on fantasme les atouts, et sur lequel on accroche simultanément comme à un porte-manteau ses propres faiblesses. À un extrême pathologique du spectre identitaire, on trouve le pervers narcissique, qui pille tout ce qu’il peut chez autrui jusqu’à en nier l’existence, entrouvrant du même coup la porte de la barbarie; et à l’autre bout, le dalaï-lama et tous les types irréprochables dans son genre, incarnations vivantes du degré zéro de la vanité. Voilà qui explique pourquoi la malveillance se porte si bien, et qu’on a tant de mal à s’en débarrasser: elle habite dans notre propre sous-sol, le contexte, une enfance compliquée par exemple, jouant un rôle d’accélérateur d’incendie. Mais le feu couvait déjà. C’est d’ailleurs ce qui nous attire/répulse chez les méchants de papier, de Darth Vador à Monsieur Choc -qui tombe justement le masque dans un album oedipien rêche (lire le Focus du 16 mai prochain)-, ils placent sous les projecteurs cette part d’ombre honteuse. Révélant nos failles, nos ambiguïtés, nos contradictions.

Proie de choix pour les artistes, cette lutte intestine entre le Bien et le Mal convoque la fragilité humaine. L’assaisonnement en hémoglobine et en cruauté dépendant du degré de permissivité de l’époque. La nôtre étant particulièrement gratinée et déboussolée, la brutalité s’invite en masse dans la fiction. Avec des intentions plus ou moins louables. La débauche de violence gratuite qui gicle des blockbusters bas du front ne sert au mieux qu’à éponger les poussées hormonales d’un public ado encombré par son corps, au pire à exalter les bas instincts d’une population persuadée que la menace vient d’ailleurs; quand les déflagrations et coups de sang qui ponctuent les films, livres, séries télé ou pièces artistiquement plus ambitieux -de Killer Joe à True Detective en passant par l’ambivalent Batman dont on fête aujourd’hui les 75 ans de travaux forcés à Gotham City (lire le Focus du 16 mai prochain)- portent vers la connaissance de soi et des autres, y compris et surtout les recoins les moins éclairés, les moins flatteurs. Une exposition effrayante parfois, mais aux vertus prophylactiques: c’est en regardant le démon dans les yeux par le biais de l’art -le vrai, pas celui au rabais-, qu’on le retient dans sa cage.

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