« War Pony », film au cœur de la réalité amérindienne: « Le rêve américain est un poison qui contamine les esprits »

Recrutés au cœur même de la réserve amérindienne de Pine Ridge qui offre son cadre au film, les jeunes acteurs de War Pony débordent de naturel et d'authenticité. © National
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Les primo-réalisatrices Gina Gammell et Riley Keough nous embarquent, dans le superbe War Pony, au cœur de la réalité cabossée d’une réserve amérindienne, entre misère sociale et grands éclats de vie magnifiés par la puissance allégorique du cinéma.

Trentenaire née à Londres à la fin des années 80, Gina Gammell se fait les dents sur des vidéo-clips et des films publicitaires avant de créer, en 2018, la société de production Felix Culpa avec sa grande amie, l’Américaine Riley Keough, petite-fille d’Elvis Presley et actrice d’exception vue notamment dans les formidables American Honey d’Andrea Arnold et Under the Silver Lake de David Robert Mitchell. Ensemble, elles signent aujourd’hui leur premier long métrage en tant que réalisatrices, résultat d’un travail de longue haleine qui leur a valu de décrocher la Caméra d’or l’an dernier à Cannes ainsi que le Prix du jury et celui de la révélation au Festival du Cinéma Américain de Deauville.

En partie produit par la branche US de la société belge Caviar Films, comme l’était déjà le marquant Sound of Metal de Darius Marder, War Pony fait le double portrait, riche et contrasté, de Bill, 23 ans, et de Matho, 12 ans, au cœur de la réserve de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud. Tous deux appartiennent à la tribu amérindienne des Lakotas et luttent au quotidien pour leur survie. Construit à la manière d’une électrisante montée initiatique culminant dans l’obscurité d’une nuit d’Halloween singulièrement intense, le film impressionne par sa capacité à combiner un ADN purement naturaliste avec des envolées fantasmatiques ouvrant sur une dimension quasiment mythique. Rencontre avec Gina Gammell à Deauville.

Comment est né le désir de faire ce film avec votre amie Riley Keough?

La genèse de War Pony remonte au tournage du film American Honey d’Andrea Arnold à l’été 2015. Riley y jouait un rôle-clé et a rencontré sur le plateau deux figurants issus de la tribu des Lakotas, Franklin Sioux Bob et Bill Reddy. Une amitié très forte s’est nouée entre eux trois, et cette amitié a peu à peu conduit à l’élaboration de notre film. C’est-à-dire que Riley est venue me trouver dans la foulée pour me convaincre d’embarquer dans cette aventure avec elle. L’idée était d’écrire un long métrage de fiction basé sur les expériences de vie de Frank et Bill au cœur de la réserve indienne de Pine Ridge. L’écriture et la concrétisation de War Pony se sont étalées sur près de sept ans. À l’arrivée, chaque mot et chaque personnage présents dans le film dérivent au fond de cette rencontre et de cette amitié originelle nouée avec Frank et Bill, qui en sont les scénaristes au même titre que nous.

War Pony est essentiellement un film à propos d’hommes, qu’ils soient adultes ou enfants, pris dans leurs rapports à l’argent, à la violence, aux femmes, à la survie… Cherchiez-vous consciemment à y questionner le concept même de masculinité?

À l’exception de son extrême fin, qui tient davantage d’une espèce de projection idéalisée, tout, dans War Pony, est directement dérivé d’histoires vécues par Frank, Bill ou leurs proches. Ce n’est donc sans doute pas tant de notre part une volonté de questionner la masculinité qu’une affaire de rencontre. Nous avons rencontré à l’origine deux hommes et le film reflète forcément leur ressenti, leur point de vue sur les choses. Si nous avions rencontré deux femmes, le film, c’est vrai, aurait sans doute été tout autre. Le travail d’écriture a vraiment été un travail d’exploration. Bill et Frank se sont mis en quête d’eux-mêmes en remontant le fil de leurs histoires personnelles. Il y a eu, à un moment donné, une version du scénario qui se concentrait uniquement sur un personnage adulte, mais nous sentions tous qu’il manquait quelque chose. En intégrant un personnage central d’enfant, nous avions le loisir d’observer d’où naissaient les choses, certains mécanismes ou attitudes. Bill est aujourd’hui le père de deux enfants et il a une relation compliquée avec sa compagne. Je pense que ce sont des choses sur lesquelles il réfléchissait déjà beaucoup au moment de l’élaboration du film et que, oui, donc, en ce sens, le film est aussi à l’arrivée une très sincère autoanalyse des mécanismes sur lesquels se construit une certaine masculinité.

L'un des moments forts de War Pony: le cortège funèbre qui relie les personnages du film aux traditions de leurs ancêtres.
L’un des moments forts de War Pony: le cortège funèbre qui relie les personnages du film aux traditions de leurs ancêtres. © National

Comment avez-vous procédé pour choisir les comédiens?

Toutes les personnes qui apparaissent à l’écran y font leurs premiers pas devant une caméra, à l’exception d’une seule actrice. Avec Riley, on a beaucoup roulé dans la réserve de Pine Ridge en quête de nos personnages. Un jour, on a croisé un groupe de jeunes et on a tout de suite senti quelque chose de spécial. On les a abordés et ils sont devenus la base solide sur laquelle le film s’est construit. Certains ont ensuite été recrutés via des castings plus traditionnels. Une grosse partie de la préparation du film consistait à aller à la rencontre de cette communauté, passer du temps avec eux afin de trouver les bonnes personnes et saisir le ton juste à développer. Mais à l’arrivée, contrairement à ce qu’on pourrait penser, il n’y a aucune improvisation dans le film. Tout était écrit au mot près, et très structuré. Nous avons beaucoup répété en amont, avec les gamins notamment, et ces répétitions débouchaient systématiquement sur des phases de réécriture. Nous cherchions à retranscrire de la manière la plus fidèle possible la voix très singulière de chacun. Techniquement, le film est également très travaillé. Tout est tourné avec une dolly ou un steadicam, il n’y a quasiment pas de plans en caméra portée. Toute l’authenticité, le côté très naturel du film, viennent donc de la vérité de nos acteurs, mais nous n’étions pas là pour faire du documentaire. C’était aussi la volonté de Bill et Frank. Il y avait un vrai désir de fiction dans ce projet et nous entendions bien utiliser le langage du cinéma dans ce qu’il a de plus accompli pour y répondre.

Le film brosse le portrait d’une certaine misère économique et sociale mais ne sombre jamais dans le misérabilisme ni la complaisance…

Je pense en un sens que, dans la vie, tout est question de dualité. Il est possible de rire dans les moments les plus sombres ou de vivre exactement au même instant une grande douleur et une grande joie. La vie dans la réserve de Pine Ridge répond à ce même principe de dualité, mais de manière encore amplifiée. Parce que le quotidien y est une lutte et un combat. Donc il y a beaucoup de souffrance et de tristesse, mais aussi énormément d’amour, de passion et d’humour, parce que c’est ce qui aide également à tenir. Il n’aurait tout simplement pas été honnête de notre part de ne nous concentrer que sur la misère tout en occultant la résilience et la lumière, parce qu’elles sont tout aussi importantes que le reste, et ce sont des choses que vous ne pouvez pas enlever à quelqu’un. Aussi, il était hors de question pour nous de venir faire un film qui exploite la misère humaine. Parce que le quotidien de ces gens est déjà une affaire d’exploitation. En privilégiant un processus de création hyper collectif et collaboratif, il s’agissait vraiment de faire entendre leurs voix, pas les nôtres. Avec Riley, nous n’étions là, en un sens, que pour recevoir et canaliser les choses.

War Pony s’appelait Beast, à l’origine. Quelle est l’importance symbolique des animaux qui traversent le film? Certains d’entre eux, comme les ânes, les chevaux ou les chiens semblent peut-être davantage relever du quotidien, mais les présences répétées d’un bison, d’un cerf ou d’une araignée semblent vouloir ouvrir sur une dimension plus fantasmatique…

Certains animaux, en effet, font simplement partie intégrante du quotidien des gens de la réserve. Il y a des chiens partout, des chevaux, des ânes… Ces animaux sont leurs compagnons, certains d’entre eux les nourrissent et les font vivre. Il était naturel qu’ils se retrouvent dans de nombreuses scènes. D’autres animaux, par contre, possèdent une grande signification spirituelle dans la culture lakota. C’est le cas de l’araignée, par exemple, qui renvoie à un esprit bien spécifique. Le cerf et le bison charrient également une symbolique très forte. Ils font aussi le lien avec la question de la survivance aujourd’hui de la connexion aux traditions et à la nature. Il existe toujours, dans la réserve, un attachement vraiment viscéral à la terre des ancêtres. C’était très important pour nous que ce soit présent dans le film, qu’on sente l’importance de cette dimension-là, mais sans forcément avoir besoin de l’expliciter ou de s’arrêter sur chaque signification. Idem pour la procession et le rituel au moment de la scène de l’enterrement, par exemple. Ce sont des éléments chargés de sens mais que nous choisissons de ne pas appuyer.

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Les personnages mentent et trahissent beaucoup dans le film, et tout y ramène toujours à l’argent, même dans les rapports parents-enfants ou les relations aux femmes…

Oui, le capitalisme et la colonisation ont affecté en profondeur les comportements et les mentalités, c’est indéniable. Il n’est plus possible de vivre nulle part sans argent aujourd’hui. Le rêve américain est un véritable poison qui contamine les esprits. Et l’argent a fini, hélas, par supplanter tout le reste, dans la réserve comme ailleurs.

Dans quelle mesure est-il difficile de financer un film comme War Pony aux États-Unis aujourd’hui?

C’est un film qui a été incroyablement difficile à financer. À la fin de chaque semaine, nous appelions des investisseurs pour essayer de rassembler l’argent nécessaire pour la semaine suivante. C’était vraiment un combat de tous les instants. Il est de plus en plus compliqué aujourd’hui en Amérique d’obtenir un budget décent pour un film indépendant qui se construit sur des visages anonymes, sans nom ronflant ni gens d’expérience. On en a bavé, mais ça valait la peine (sourire).

Envisageriez-vous de tourner un autre film dans cette réserve?

Très sincèrement, je ne me vois pas refaire un film au même endroit. War Pony résulte d’une expérience vraiment unique en son genre, qui s’est développée de manière très organique. Je pense que ce serait une erreur de chercher à reproduire ça. Par contre, il nous tient vraiment à cœur de rester en contact avec tous ceux qui nous aidées à écrire et concrétiser le film et de les encourager à poursuivre dans cette voie. J’espère que nous aurons la chance de pouvoir encore à l’avenir faire tourner certains d’entre eux dans un autre film mais dans un contexte différent.

Notre critique de War Pony

On pense à la beauté lumineuse et aride des premiers films de Chloé Zhao (Les chansons que mes frères m’ont apprises, The Rider) mais aussi au vertigineux American Honey d’Andrea Arnold face à ce drame choral situant son action dans une réserve amérindienne du Dakota du Sud. Résultat de sept ans de travail, cette plongée immersive dans l’Amérique des laissés-pour-compte ose et réussit tout, son caractère naturaliste ouvrant sur une dimension fantasmatique qui autorise de formidables envolées de pur cinéma. Superbement mis en scène, pas misérabiliste pour un sou, War Pony rayonne de toute l’authenticité de sa démarche.

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