Stand-up et séries télé: retour sur une longue histoire d’amour, de Seinfeld à Hacks

I'm Dying Up Here
Nicolas Bogaerts Journaliste

La relation entre les séries télé et l’humour issu du stand-up est si intense et fusionnelle que le Festival Séries Mania a décidé de lui rendre hommage. Retour aux sources d’un amour grand comme le désespoir.

Inaugurée cette semaine, la 11e édition du Festival Séries Mania, qui se déroule à Lille jusqu’au jeudi 2 septembre, a choisi de mettre un coup de projecteur sur les liens persistants qui unissent les séries et l’univers de la comédie, plus particulièrement celui du stand-up. La relation entre cette expression singulière de l’humour et la télévision a fertilisé les planches et les plateaux télé depuis les années 50 lorsqu’aux États-Unis, les late shows ont décidé de réserver une place de choix aux révélations comiques. Depuis lors, et pour des décennies, les deux mondes ont joué les vases communicants, offrant aux stand-uppers l’opportunité de se faire un nom dans des séries télé (Seinfeld, Louie) tout en traitant les coulisses plus ombrageuses de son âge d’or et son héritage culturel comme des sujets en tant que tels (The Marvelous Mrs. Maisel, I’m Dying Up Here, Hacks). Enfin, le style d’écriture, le rythme, les postures et les thématiques propres au stand-up ont aussi déteint sur les séries télés et en ont révolutionné le langage et les formats (Atlanta, Bref).

Seinfeld
Seinfeld

Autofiction

La manière de raconter le monde, l’entourage, l’amour, le travail, l’absurdité de l’existence ou les menues contrariétés du quotidien propre au stand-up fait écho dans les mises en scène où réalité et autofiction brouillent leurs frontières formelles et jouent l’accolade. En révolutionnant les modes de narration au profit d’un récit autocentré mais résolument tourné vers le monde, elle a également repoussé les limites de la bienséance, de l’irrévérence, abordé une multitude de sujets insolites ou appuyé sur des sujets encore et toujours sensibles, voire tabous (racisme, sexe, sexisme, masturbation, homosexualité, homophobie, drogues, etc.).

En intégrant résolument la personnalité du comique et son art dans le récit, Jerry Seinfeld et Larry David ont opéré un tour de force commun durant les neuf saisons de Seinfeld (1989-1998), dont chacun des épisodes au corps-à-corps avec les angoisses et turpitudes de ses personnages était rythmé par les apparitions du comédien sur scène. Acclamés, portés en triomphe après des débuts poussifs, ils ont également ouvert une boîte de Pandore: désormais, l’absurde, le dérisoire, l’humiliation, l’autodépréciation, l’acrimonie, la cruauté (et la masturbation dans un épisode mythique) devenaient d’inépuisables sources de récits irrésistiblement comiques. Larry David a poursuivi la mise en abyme dans Curb Your Enthousiasm (2000-2021), dix saisons (en attendant la onzième avant la fin de l’année) de satire ombilicale désopilante à la limite du documentaire à charge. Louis C.K., probablement un des meilleurs du circuit avant sa semi-retraite post-#MeToo, a exorcisé ses angoisses de comédien et père de deux filles avec sa série Louie (2010-2015). Alternant irrégulièrement des segments de sketches joués sur scène avec le récit inspiré de ses expériences et observations, Louie a réussi la prouesse de faire de la gênance une arme comique redoutable, tout en jouant avec les formats, les unités de temps, de lieu, d’intrigue… et nos émotions.

Louie
Louie

Triomphe de l’imperfection et de l’échec

Lorsque le 29 août 2011, il y a tout juste dix ans, le Grand Journal de Canal+ diffuse le premier épisode de Bref, ses auteurs, l’humoriste Kyan Khojandi et son comparse Bruno Muschio, ne se doutent probablement pas du raz-de-marée culturel, social et linguistique qu’ils vont provoquer. Aussi courte que l’expression de son titre, la série ne dure qu’un an mais son onde de choc se propage encore aujourd’hui. Autant son rythme et son discours indirect que sa liberté de ton et ses thématiques à la limite de l’intrusion dressent un portrait quasi nihiliste de la génération de trentenaires urbains gavés d’écrans, shootés à la validation immédiate et à la peur panique de l’échec sous toutes ses formes. Le personnage principal interprété par Kyan Khojandi n’hésite pas à se portraiturer en fainéant, pleutre, égoïste, hypocondriaque, looser accompli et à jouer sur la faillite des apparences. La mise en avant des zones d’ombre de la personnalité, de la lâcheté ou de l’insuccès, ce triomphe de l’imperfection et de l’échec est alors sacralisé de part et d’autre de l’Atlantique. C’est une signature, un apport indiscutable du stand-up, qui désormais abonde en impétrants, en segments et chroniques radio et télé, en audience et en public d’aficionados.

Bref
Bref

La brèche télévisuelle n’en finit pas d’accoucher de nouvelles histoires, de nouvelles configurations et de nouveau formats où les humoristes tiennent le haut du pavé et mettent en scène leurs turpitudes. Notre Guillermo Guiz national en a tâté avec les deux saisons du Roi de la vanne, sur Canal+ également, qui aimante son expérience quotidienne d’humoriste et chroniqueur belge à Paris pour raconter celui d’un alter ego homonyme coincé entre son nouveau statut de forçat du gag, ses problèmes familiaux, sentimentaux et tailler quelques croupières façon trash et cash au besoin de reconnaissance par les pairs.

Le Roi de la vanne
Le Roi de la vanne

Strapontin télé

À la suite de ce quotidien doux-amer administré en pastilles courtes, la comédienne Agnès Hurstel (qui officie comme Guillermo Guiz sur France Inter) a choisi le format 26 minutes avec Jeune et golri. Elle y prend le rôle d’une jeune stand-uppeuse en panne d’inspiration, Prune, qui fait de sa vie sentimentale atypique (elle est amoureuse d’un gars de 20 ans son aîné et qui a un enfant) le sujet en loucedé de son prochain spectacle. Projetée en grande pompe dans le cadre de Séries Mania, la série est un des derniers aboutissements de cette vague de fictions télé au centre desquelles les personnages d’acteurs ou d’actrices se dépatouillent tant bien que mal avec une vie qui est une source abondante de gags. Dans Master of None (2015), le comédien Aziz Ansari jouait avec ces codes, et une bonne dose d’humour et de coeur, pour donner un semblant de vie à son Dev Shah, acteur de pubs dont la vie reflète les dissolutions du monde qui l’entoure, de l’amitié, des amours.

La série, dont la troisième saison a démarré sur Netflix au printemps dernier, illustre tout aussi parfaitement la manière avec laquelle les thèmes et le langage du stand-up se fondent dans la fiction, une tendance à laquelle il faut raccrocher la sublime Atlanta et la plus récente Ramy. Offrant un strapontin télévisuel aux comiques (qui pourrait reconnaître Andy Kaufman dans la sitcom culte des années 70-80 Taxi?) ou encore une manière de prolonger et amplifier la portée de leurs saillies drôlatiques et de leur univers délicieusement tordu. C’est le cas de la comédienne irlandaise Aisling Bea, qui écrit et joue dans This Way Up (2019-2020), mix gourmand d’humour noir et de sitcom bravache sur la dépression et l’échec. Venues en droite ligne de la scène stand-up new-yorkaise, Ilana Glazer et Abbi Jacobson ont puisé dans des années de matière comique rôdée nuit après nuit pour tailler le joyau Broad City (2014-2019), jonglant avec démons, addictions, étrangeté et, in fine, enpowerment féminin.

La vie d’artiste

Les humoristes ont largement contribué au renouvellement des formats de la comédie et, en corollaire, à une petite révolution dans la manière de voir et d’appréhender le quotidien. Il n’est que plus normal de voir ces agitateurs professionnels, leur peur du bide, leurs coups de génie, leur apport culturel devenir le sujet de séries télé, comme autant d’ombres allégoriques d’un monde qui trébuche et se ment en permanence. Crashing (2017-2019) de HBO est une représentation réaliste et attachante de la vie d’un stand-upper. Le comique Pete Holmes est aux manettes avec le pape de la comédie des années 2000-2010, Judd Apatow. S’extirpant du rire sardonique et de l’autodépréciation ambiante, Holmes préfère porter un regard tendre sur son expérience, son métier, en détailler les étapes, les figures imposées, les flops tout en posant en filigrane quelques questions spirituelles non dénuées d’intérêt.

The Marvelous Mrs. Maisel
The Marvelous Mrs. Maisel

C’est en revanche aux frontières de la nostalgie et de la critique que se posent I’m Dying Up Here (2017-2018) et The Marvelous Mrs. Maisel. Cette dernière, démarrée en 2017 et toujours en attente d’une quatrième saison, suit la métamorphose d’une mère au foyer en star du stand-up, un genre encore embryonnaire dans les années 50-60. Le paternalisme et le sexisme du business trouvent dans l’aplomb de son personnage principal un contrepoint absolument réjouissant et un ressort comique et dramatique haut en couleur. Produite par Jim Carrey, inspiré par ses années d’avant le succès, quand il écumait les petites scènes du Canada à la côte ouest des États-Unis, aux confins des années 70 et 80, I’m Dying Up Here plonge dans l’ambiance singulière des comedy clubs et des plateaux télé, en 1973. La possibilité de passer au Tonight Show de Johnny Carson était alors l’assurance de réussite et de gloire éternelles. Face au suicide d’un des leurs qui vient de remporter ce Graal, une petite troupe d’aspirants comédiens s’y confronte au deuil, aux succès, aux compromissions et aux luttes quotidiennes pour tenter de percer dans le métier. Avec minutie, la série reconstitue l’époque, une charnière dans la relation entre scènes et télé (le Saturday Night Live, pépinière de talents, naît en 1975), et parvient à en capter l’essence, le feu des planches et les larmes des coulisses.

Hacks
Hacks

Dernière née et sélectionnée au Festival Séries Mania, Hacks réussit à faire le lien entre ces différentes époques. Dans une tragédie comique sophistiquée, Jean Smart (Mare of Easttown, Watchmen) incarne Deborah Vance, une ex-star du stand-up époque Las Vegas qui doit collaborer avec Ava (Hannah Einbinder), jeune autrice bisexuelle virée de la télé après un tweet malheureux, pour relancer leurs carrières. Les antagonismes sont multiples: humour de boomers vs fulgurances de l’écriture télé des millennials, âge tendre et âge woke… Dans ce récit intergénérationnel, la comédie fait son autocritique mais ne ménage pas ses coups. Et reste fidèle à ce qui traverse de part en part le lien amoureux historique entre stand-up et télé: une réponse pas toujours polie au désespoir ostensible de leurs héros et héroïnes.

Séries Mania, retour de rire

Jeune et golri
Jeune et golri

Après une édition 2020 annulée, le Festival Séries Mania, toujours lillois, offre une place de choix, au côté de sa riche programmation officielle, aux relations d’humour et aux affinités électives entre scène et petit écran. En sélection principale, les soirées Midnight Comedies dévoileront en première européenne la très réussie Hacks (lire ci-dessus). Fidèle à son ADN qui mélange projections et rencontres, le festival confie, à partir de dimanche et durant toute la semaine, une série de cartes blanches à des figures emblématiques de la scène stand-up française, qui se relaient pour proposer deux épisode de deux séries fétiches. Agnès Hurstel, dont la série Jeune et Golri figure en bonne place dans la compétition française, ouvre le bal avec Broad City et Crashing. Alex Ramirès, Fadily Camara, Kyan Khojandi et Nora Hamzawi se relaient ensuite pour proposer, entre autres, de voir ou revoir The Marvelous Mrs Maisel, Seinfeld, Curb Your Enthousiasm ou encore l’excellente et encore trop méconnue Ramy.

Question théorie, le journaliste Charles Bosson (7 Minutes de Réflexion sur Canal+ et YouTube) s’attaque très sérieusement au échanges humour et séries dans sa conférence Get Up, Stand Up, le 1er septembre: un tour d’horizon des thématiques acerbes et de la puissance émancipatrice et cathartique du stand-up dans ses déclinaisons télé.

  • Festival Séries Mania, du 26/08 au 02/09, à Lille. Gratuit, sur réservation. www.seriesmania.com

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