Une épidémie chasse l’autre: après le Covid, place à la flemme

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Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Un enquête révèle que près d’un Français sur deux avoue avoir plus de mal qu’avant à sortir de chez lui. La faute au Covid mais aussi au climat anxiogène et à un changement de perception de la notion de travail. Décryptage.

On le pressentait mais c’est désormais officiel: une épidémie de flemme sévit en France et probablement dans les mêmes proportions chez nous. Selon une enquête d’opinion menée par l’institut Ifop et la Fondation Jean-Jaurès, 45% des Français avouent avoir désormais du mal à sortir de chez eux. Les symptômes de cette grosse fatigue sont nombreux: perte d’appétit social, no show, manque d’entrain, crises d’angoisse, repli sur soi, etc.

Le plus étonnant, voire inquiétant, c’est que ce mal frappe davantage les jeunes que les autres tranches d’âge (4 “25-34 ans” sur 10 contre seulement 2 “plus de 65 ans” sur 10). Ça vaut ce que ça vaut mais je vois tous les jours les effets de ce grand renoncement: hormis pour des activités spécifiques (sport ou tournois d’échec en l’occurrence), mon ado de 15 ans vit quasi reclus. Alors qu’au même âge, ma mère devait régulièrement me rappeler que la maison n’était pas un hôtel où l’on vient juste dormir et prendre ses repas…

Un changement profond de nos modes de vie qui n’est pas sans conséquences sur l’économie. Le succès de la livraison à domicile s’est par exemple poursuivi après la fin des confinements. Tout comme l’engouement pour l’aménagement intérieur, le domicile ne servant plus seulement d’habitation mais aussi de bureau, de refuge, de centre de loisirs, ce qui explique qu’on cherche à l’embellir. Qui dit gagnants d’un côté dit perdants de l’autre. Les lieux culturels -on l’a déjà regretté ici- paient le prix fort. En particulier les cinémas, victimes de la concurrence de la VOD et du streaming qui offrent des expériences similaires même si au rabais. Plus difficile par contre de reproduire les sensations d’un spectacle de danse ou d’un concert dans son salon…

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Ce coup de mou affecterait plus largement notre rapport au travail. Et expliquerait la très grande volatilité actuelle du marché de l’emploi, les salariés n’hésitant plus à quitter un “shit job” qui ne leur convient pas. À la fois parce qu’ils ont de bonnes chances d’en retrouver un autre, pénurie de main-d’œuvre oblige, mais aussi parce que le travail n’est plus une fin en soi. La quête de sens et les loisirs ont pris une place plus importante qu’avant dans le package d’une vie réussie (en 1990, 60% des Français estimaient encore que le travail était “très important” dans leur vie, aujourd’hui, ils ne sont plus que… 24%).

Une priorité au temps libre sur laquelle ont fleuri de nouveaux concepts sociologiques comme le droit à la paresse ou l’éloge de la lenteur. Même les loisirs populaires, au premier rang desquels les jeux vidéo en ligne, ne nous incitent pas à mettre le nez dehors. Pour les pratiquer, il suffit d’un écran, d’une bonne connexion Internet et d’un endroit safe. On comprend dès lors mieux la poussée de troglodytisme observée sous nos latitudes.

D’autant que le contexte géopolitique tendu et l’ambiance fin du monde inciteraient plutôt à donner un deuxième tour de clé. “Le confinement a été le triomphe du monde du dedans, commentait récemment dans L’Echo le romancier et essayiste Pascal Bruckner, auteur de Le Sacre des pantoufles: du renoncement au monde (Grasset). Quand le monde extérieur est incertain, on préfère rester à l’intérieur, on se replie sur soi. Nous sommes sortis de la pandémie, mais nous ne sommes toujours pas sortis de chez nous.

Age of Anxiety est le titre qui ouvre le dernier album d’Arcade Fire, WE. Un état des lieux de circonstance. Car sans verser dans le catastrophisme, difficile de ne pas ressentir l’angoisse qui suinte de l’époque. À ne pas confondre avec le stress, précise la passionnante philosophe Cynthia Fleury dans le numéro de l’hebdo Le 1 consacré au sujet. L’angoisse renvoie au collectif, à la crainte de l’effondrement global. Un concept politique. Le stress quant à lui désigne plutôt une défaillance d’ordre intime. On parle aussi de fatigue ou d’épuisement. Pour une moitié des Français, la réponse à cette double épreuve consiste donc à se réfugier dans sa bulle. Ce qui veut aussi dire qu’une autre moitié n’entend pas se laisser enfermer ni se priver des plaisirs collectifs. Plutôt encourageant. La pièce peut donc encore retomber du côté du renoncement comme de l’action…

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