La culture à l’épreuve des chiffres

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Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Comment se porte la culture trois ans après le Covid? Le streaming a relancé la machine si l’on en croit le cadastre mondial des droits d’auteur. Mais cette vue macro est trompeuse. Tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Et la menace de l’IA se profile à l’horizon.

Et la santé, comment ça va? Depuis le Covid, c’est une question qu’on évite de poser trop souvent à la Culture, de peur d’entendre siffler les balles des mauvaises nouvelles et des conclusions sauvages basées sur des rumeurs ou des informations partielles aussi changeantes qu’un ciel breton. D’autant plus changeantes que chaque entité a traversé différemment les turbulences -Covid donc, mais aussi inflation, terrorisme, crispations géopolitiques…- des dernières années. Exemple: quand l’édition francophone profitait de la pause sanitaire forcée pour se refaire une santé -avant de déchanter une fois la parenthèse du “temps pour soi” refermée-, le cinéma entamait une longue traversée du désert.

Bref, on nage en plein brouillard: la culture est-elle en perte de vitesse ou a-t-elle juste muté? La question n’est pas que théorique ou économique. Elle dit aussi quelque chose de notre rapport au monde, de notre capacité à ensemencer l’imaginaire et, par ricochet, à développer notre esprit critique. Tout sauf anodin en ces temps de fake news, de manipulation des opinions à grande échelle et de “crétinisation digitale” pour reprendre le titre de l’essai choc de Michel Desmurget.

La publication des revenus générés par les droits d’auteur, tous secteurs confondus, tombe donc à pic pour tenter d’y voir un peu plus clair. À première vue, ce cadastre mondial (réalisé à l’initiative de la Confédération internationale des sociétés d’auteurs et compositeurs) incite à l’optimisme: avec un montant de plus de 12 milliards d’euros collectés en 2022, en hausse de 26,7% par rapport à 2021, le patient est sur la voie de la guérison. Essentiellement grâce au traitement de choc du streaming. Pour la première fois dans l’histoire de l’industrie du divertissement, le digital (streaming musical et vidéo à la demande) a en effet généré plus de rentrées que les canaux traditionnels, en particulier le combo télé-radio. Pas vraiment une surprise vu la dépendance aux écrans et l’engouement massif pour les soirées plateau-télé connectée. Plutôt une confirmation donc que la culture bascule elle aussi avec armes et bagages dans l’ère de la dématérialisation. À hauteur de 35% du gâteau pour être exact.

Le cas de la musique est emblématique de cette (r)évolution. Plus de 10 milliards d’euros sur la balance (+ 26%), essentiellement grâce à la progression des abonnements aux juke-box numériques comme Spotify ou Deezer. Le live a également retrouvé des couleurs en 2022 (2,5 milliards d’euros, soit un bond de 68%) mais reste en deçà de ses performances d’avant la crise sanitaire. Les revenus de l’audiovisuel (+ 11%), des arts visuels et graphiques (+ 12,8%) ou même de la littérature (+ 5,3%) suivent le même trend.

Tout va donc très bien, Madame la Marquise? Oui et non. Ces métadonnées calculent des flux mais ne disent pas grand-chose sur la répartition des recettes entre les bénéficiaires ni sur la solidité des acteurs (les plateformes numériques courent toujours derrière un modèle économique viable à long terme). L’outil est en outre borgne. Le juteux business du cinéma, qui fonctionne avec des contrats par lesquels les scénaristes abandonnent leurs droits contre une rémunération unique- n’apparaît qu’amputé dans ce tableau. La place des États-Unis, moteur historique du soft power, y est par conséquent sous-évaluée.

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Autre bémol: les moyennes cachent des disparités régionales importantes. La Belgique n’est pas le Canada ou le Viêtnam. Ni même la France. Comme tient à le préciser la Sabam, si la hausse des droits observée chez nous s’inscrit dans la tendance mondiale (+ 23%), la part du numérique est limitée à 10% du pot. Sous-entendu: les gains de la percée du streaming bénéficient surtout aux stars internationales, alors que les artistes locaux, victimes d’un marché fragmenté et d’algorithmes récompensant les gros joueurs, pourraient louper le train de la croissance.

Prise dans sa globalité, la culture bouillonne mais n’est donc pas encore tirée d’affaire, d’autant que se profilent à l’horizon de nouveaux nuages gris: ceux de l’IA. Suivant la réglementation qui encadrera l’usage de cette bombe à retardement, le secteur essuiera quelques gouttes ou fera face à une tempête dévastatrice. Suite au prochain numéro.

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