Sophian Fanen: “Je ne crois pas que le streaming sera juste un jour”

© dr/clip2comic
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Ancien de Libération, Sophian Fanen a vécu aux premières loges et scrute avec un œil expert la transformation numérique de la musique et les bouleversements qu’elle a occasionnés. De la rareté d’hier à l’infini d’aujourd’hui et au-delà, le journaliste retrace la révolution provoquée par le streaming dans un documentaire réalisé avec Benoit Pergent, disponible jusqu’au 6 juin 2026 sur Arte.tv.

Vous avez intitulé votre documentaire Comment le streaming a mangé la musique. Qu’entendez-vous par là?

La technologie du streaming et notre écoute en streaming ont intégralement avalé et transformé le monde de la musique. Ce n’est pas forcément négatif, c’est plus compliqué que ça. Mais le premier constat, c’est que notre façon d’écouter de la musique a changé. Même le concert, la radio, le rapport à l’objet physique ont été profondément transformés -sont profondément transformés parce que le processus est encore en cours. Tous les secteurs de la musique ont été bousculés.

De quelle manière le streaming a-t-il transformé notre rapport d’auditeur à la musique?

Il a déjà mis un terme à la rareté. Les gens qui n’ont baigné que dans le streaming et avant lui le numérique n’imaginent pas à quel point le monde d’avant était musicalement différent. Au XXe siècle, on n’avait pas accès à toute la musique enregistrée qu’on voulait. Juste à ce qu’on pouvait trouver dans les magasins de disques, dans les médiathèques. Puis il fallait encore avoir les moyens de se les offrir. C’était une vraie quête. Je n’étais même pas sûr que certains disques dont on m’avait parlé pendant des années existaient. La rupture, ça a été la mise à disposition via Napster de l’intégralité de la musique enregistrée. Désormais, la concentration de musique ultra populaire et ultra rare au même endroit est juste incroyable. Dans la transformation de notre écoute, le streaming a aussi modifié notre mobilité. Elle existait déjà à travers le Walkman, le Discman, le MiniDisc… Mais elle était limitée. Elle est dingue aujourd’hui. On vit dans un monde de l’immédiateté et avec le streaming, on peut répondre immédiatement à ses envies.

« Il faut s’abstenir de juger une époque avec les codes d’une autre. »

Peut-on tracer un parallèle avec le cinéma?

Bien sûr. Je constate d’ailleurs qu’il y a un ordre dans les mutations numériques. Le texte, puis la photo, le son et la vidéo. Et c’est assez logique dans l’absolu parce qu’on va du plus léger au plus lourd. Ça s’est passé comme ça en tout cas avec l’arrivée de l’Internet grand public. Et c’est aussi ce qui se passe avec l’intelligence artificielle, même si le cycle s’accélère.

L’accès illimité et pour ainsi dire gratuit à la musique ne nuit-il pas à l’importance qu’on lui accorde?

Il faut s’abstenir de juger une époque avec les codes d’une autre. Elles sont différentes. Des années 50 jusqu’à Napster, le monde de la rareté créait moins de stars mais des stars plus fortes, des carrières plus longues, et un attachement peut-être plus profond. J’ai mis cinq ans avant de pouvoir écouter tout Fugazi. Ça crée une aventure, un attachement, une fascination. La frustration génère un plaisir intense. D’un autre côté, je suis épaté par la culture musicale ou du moins sonore des jeunes d’aujourd’hui. On écoute davantage de musique qu’avant. Et le fait que la musique circule du monde entier est une vraie richesse. Moi, j’en avais une vision très occidentale. Les musiques d’ailleurs rangées sagement dans les bacs world étaient elles-mêmes filtrées par des labels et des distributeurs américains ou européens.

Le streaming a aussi changé la musique de manière très concrète…

Chaque nouveau format la change. Le ténor italien Caruso, par exemple, était parfaitement dans le spectre sonore de ce qu’on pouvait enregistrer à son époque. Le son Ed Banger/Justice des années 2000-2010 est pour moi le son du MP3, le son de la compression. Le streaming reformate la musique, avec la disparition de l’intro. On va directement dans le dur, on raccourcit les morceaux, on en enlève le troisième couplet. Mais aussi maintenant, avec la décompression. Comme la bande passante augmente, la qualité sonore progresse mine de rien. Une nouvelle ère du single? Billie Eilish, The Weeknd et Adele font encore des albums. Au-delà du formatage, je pense que les artistes y ont gagné une grande liberté. Leurs morceaux peuvent durer le temps qu’ils veulent et la musique différente trouve son chemin aujourd’hui plus facilement encore qu’avant. On a une porosité totale entre les musiques populaires et underground et du coup une grande liberté artistique qui permet à des univers très différents de surgir. Je trouve cette diversité très réjouissante.

Vous épinglez aussi le jeunisme de l’industrie…

La mécanique économique du streaming est une mécanique de volume. Or, les 13-25 surconsomment. Ça a toujours été le cas et ça se renforce par une utilisation plus puissante des réseaux numériques. Quand on croise ces deux constats, on fait de la musique pour les 13-25. Ce qui n’est pas un problème en soi. C’était déjà le cas du temps des yéyés. Mais les maisons de disques ont commencé à surproduire de la musique pour les 13-25 aux dépens des autres musiques et publics. Parce qu’il y a évidemment des budgets alloués dans ces firmes à la production musicale. On mise beaucoup sur des choses qui se ressemblent trop.

Quels sont les plus grand défis désormais?

Je ne crois pas que le streaming sera juste un jour. Ce serait naïf de le penser. L’économie de la musique n’a jamais été juste. Mais le streaming doit prouver qu’il est capable d’emmener des carrières d’artistes divers. Il faut que la classe moyenne de la musique puisse vivre du streaming. Et aujourd’hui, ce n’est pas tout à fait ça… La création de lien entre l’artiste et l’auditeur est un autre enjeu important. Autant les réseaux sociaux servent de courroie directe entre le fan et l’artiste, autant les plateformes de streaming restent un robinet à musique. Après, l’intelligence artificielle est en train de noyer les plateformes de streaming sous une tornade de morceaux créés de façon automatique. Ce qui pose plein de soucis écologique, juridiques… C’est un gros chantier. Le dernier défi est que le monde entier ait accès à la musique. On n’y est pas encore.

Sophian Fanen

1979 Naissance à Meaux.

1999 Découverte de Napster, qui le décide définitivement à devenir journaliste musical.

2007 Entrée à Libération.

2016 Création du site web d’information lesjours.fr.

2017 Parution de Boulevard du stream: du MP3 à Deezer, la musique libérée.

2023 Comment le streaming a mangé la musique, disponible sur Arte.tv.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content