Pourquoi le rap crée-t-il tant la polémique?

De Médine à Freeze Corleone en passant par Black M: le rap ou l’art de créer la polémique. Avec plus ou moins de pertinence? © dr/getty images
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Médine annulé aux Solidarités, Freeze Corleone accusé d’antisémitisme (avant de remplir le Palais 12)… Embourgeoisé, le rap? Devenu mainstream, il continue pourtant de susciter régulièrement la polémique. À tort? Tentative de décryptage.

À Namur, les Solidarités avaient sans doute rêvé d’une édition plus tranquille. Programmé lors du dernier week-end d’août, le festival des Mutualités socialistes avait déjà dû manœuvrer avec un tout nouveau site -celui de la citadelle étant en travaux. Quelques jours avant son ouverture, il s’est également coltiné une polémique. Le genre de “contrariété” de dernière minute dont il se serait à l’évidence bien passé. L’objet du débat? La venue de Médine, rappeur normand, originaire du Havre, embourbé dans une controverse médiatico-politique dont l’Hexagone a le secret.

Celle-ci démarre quelques semaines avant. Le 10 août, Médine réagit à une pique de l’essayiste franco-gambienne Rachel Khan, sur X (anciennement Twitter). Khan traite le rappeur de “déchet”. Sur la même plateforme, celui-ci la qualifie de “resKHANpée. Soit une “personne ayant été jetée par la place hip-hop, dérivant chez les social traîtres et bouffant au sens propre à la table de l’extrême droite. L’échange d’“amabilités” aurait pu en rester là si le “jeu de mots” utilisé par le rappeur n’avait pas ravivé les accusations d’antisémitisme. Rachel Khan a en effet des origines juives, et une partie de sa famille a connu les camps de concentration. Il n’en faut pas plus pour que les politiques d’(extrême) droite dénoncent les propos du rappeur. Connu pour son engagement, celui-ci est habitué aux critiques. Mais cette fois, elles déstabilisent aussi la gauche.

À la fin de l’été, le rappeur est en effet invité aux universités d’été des écologistes français (EELV) et de La France insoumise (LFI). Or, chez certains élus, chez les Verts surtout, la pique a du mal à passer. Médine, lui, assure n’avoir voulu faire aucune allusion à l’histoire familiale de son opposante. Quelques jours plus tard, dans une interview au Parisien, il exprime encore ses “regrets par rapport à ce “tweet maladroit”, ajoutant que “l’antisémitisme est un poison (qu’il combat) depuis longtemps. Maladresse aussi que la quenelle effectuée il y a une dizaine d’années, et que ses opposants lui ressortent régulièrement: à l’époque, assure Médine, il n’y voyait qu’un signe de liberté d’expression, ne comprenant que plus tard qu’il était aussi un “signe de ralliement antisémite”.

Malgré ses explications, la tempête médiatique ne se calme pas vraiment. Au point qu’elle s’exporte jusqu’au-delà de la frontière. En Belgique, quelques jours avant la venue du rappeur aux Solidarités, certains politiques embraient. Et de réclamer l’annulation du concert prévu.

L’avant-veille du festival, les Solidarités annoncent que Médine ne jouera en effet pas à Namur. Le festival parle d’une décision prise “avec une certaine consternation, mais dans un souci d’apaisement. Soucieuses de préserver le “caractère familial” de l’événement, les Solidarités ne souhaitaient manifestement pas s’embarrasser d’une polémique, dont les organisateurs ne “maîtrisaient pas tous les paramètres”. Prises au piège de la controverse, et acculées par des réactions parfois “haineuses”, les Solidarités ont préféré trancher dans le vif…

Les codes de la révolte

Contactée quelques jours après le festival, l’organisation des Solidarités s’en tient toujours à son communiqué officiel. Pas question de revenir sur le sujet. Directeur et programmateur de l’événement, Denis Gerardy assure juste qu’il “aurait de toute façon pris la même décision s’il s’était agi d’un artiste chanson française ou d’un artiste anglo-saxon”. On n’a aucune raison d’en douter. Force est de constater cependant que le rap, plus que tout autre genre, fait régulièrement l’objet de débats. De Vald -“Shoote un ministre”, en 2014, clip à l’appui- à Freeze Corleone -“Je préfère être accusé d’antisémitisme que de viol comme Gérald Darmanin”, sur Shavkat, son dernier single. Même les rappeurs les plus familiaux sont susceptibles de se retrouver dans le viseur. De Black M -qui, accusé de propos homophobes et dégradants pour la France, doit annuler sa venue aux célébrations du centenaire de la bataille de Verdun- à… Bigflo & Oli -dont le titre Le Cordon est vu par certains comme remettant en cause le droit à l’avortement.

Comment expliquer que le genre soit à ce point dans la ligne de mire? Est-ce dû à son goût de la provocation, pas toujours bien compris? Probablement. Né au sein d’une minorité noire qui a dû hurler pour se faire entendre, le rap a pris l’habitude de ne pas prendre de gants. Quitte à faire vriller certains auditeurs, pas toujours au fait de sa grammaire spécifique.

Dès le départ, il s’est en tout cas voulu revendicateur. Certes, les célébrations des 50 ans du hip-hop ont permis de rappeler que le mouvement s’est d’abord créé lors d’une fête. Mais si le premier but a été de faire danser, l’environnement dans lequel le hip-hop est né -le Bronx chaotique des années 70- a vite amené le rap ailleurs. Il ne s’agit plus seulement de divertir mais aussi de raconter la vie dans le ghetto. En 1982, Grandmaster Flash et ses Furious Five font passer TheMessage. Et comme celui-ci a du mal à être entendu par les autorités, il va avoir tendance à se durcir. Dès le milieu des années 80, un groupe comme Public Enemy monte au front et hausse le ton. Aux déhanchements disco succèdent les chorés militaires des danseurs en treillis.

NTM, premiers à “mettre le feu”.
NTM, premiers à “mettre le feu”. © getty images

Au même moment, en France, le rap a également perdu son innocence. Il n’est plus cette mode un peu rigolote (le smurf!) et sportive qui fait danser la jeunesse sur la tête. Il est désormais davantage le son des banlieues qui commencent à s’enflammer. Au printemps 1990, Public Enemy est en concert au Zénith de Paris. La tension est palpable. Sur Canal+, l’émission de reportage 24 heures plante le décor: “Public Enemy a débarqué de New York avec une réputation qui sent le soufre (…) (Le groupe) s’est offert le luxe d’une conférence de presse où il a revendiqué, pêle-mêle, son identité noire, dénoncer le racisme blanc, et a voulu faire oublier certains dérapages antisémites, qu’un membre du groupe, expulsé depuis pour ses propos, avait tenus.” Déjà…

Ces “ennemis publics, poursuit le présentateur, font peur. Ce mercredi était considéré comme une journée à risques par la préfecture de police.” Le reportage s’attarde ensuite largement sur le rap qui “déferle sur nos villes, spécialement dans les banlieues les plus déshéritées”. Un mois plus tard sort Rapattitude, la première compilation de rap français. En octobre, Vaulx-en- Velin est le théâtre de violentes émeutes… C’est écrit: rap et contestation seront intimement liés.

Bientôt, la grille de lecture socio-politique devient la seule possible. Dans Du bruit, le livre qu’elle a consacré à NTM, l’écrivaine Joy Sorman s’en agace: “La France. Réclamer des explications de texte plutôt que de prêter l’oreille.” Et de réclamer que le rap soit abordé comme une forme artistique en tant que telle: “Ceux qui -à la faveur des émeutes urbaines- ont traîné le rap de force sur les terrains impropres, inadéquats, inefficaces -terrains sensés, sociologiques, psychologiques, statistiques- sont passés à côté d’une grande joie, celle de se porter par le flow haletant de Kool Shen, le débit d’une voix crépusculaire à vous couper le souffle.” Avant de poursuivre: “Le rap ne fait pas le tri, il déballe tout, immédiatement et sans contrôle. Jusqu’à la bêtise, la bêtise y compris.” Puisque le rap, “ça ne se discute pas, ça sonne

Le droit à la fiction

Aussi provocateur et frondeur soit-il, le rap n’est donc pas seulement un contenu. Il est aussi une forme, qui mérite d’être analysée. Ce qui est rarement le cas. Est-ce pour cela que, par dépit, le genre va délaisser peu à peu les contenus revendicateurs pour se planquer dans la fiction? Puisqu’on enferme le rappeur dans la case banlieusard prêt à mettre le feu, lui déniant toute possibilité de pratiquer un art, celui-ci va finir par embrasser la caricature. Dans La Gloire du rap, paru en juin dernier, l’historienne de l’art Bénédicte Delorme-Montini écrit par exemple à propos de l’émergence du gangsta rap: “Le rappeur n’y retourne plus seulement le stigmate racial, il retourne le stigmate du criminel qui lui est lié. Il en adopte la mentalité jusqu’à la caricature, celle d’un individu pré-politique mégalomane et paranoïaque, violent, immoral, matérialiste, misogyne et homophobe.

Le rappeur s’invente des alter ego et revendique le droit à la fiction. C’est SCH qui se présente en mafieux vicieux -“Je peux pas perdre une minute, puto, laisse remplir la mallette/Je sais qu’ils prieront leur Dieu quand je vais plonger leur tête dans la cuvette” (A7). Ou Orelsan, qui joue les misogynes alcoolisés -“Ferme ta gueule ou tu vas te faire Marietrintigner” (Sale pute), qui lui vaudra de passer devant le tribunal. Évidemment, le jeu est parfois équivoque. Voire dangereux. Quand Booba et Kaaris se rentrent dedans à l’aéroport de Roissy, la réalité a tendance à rattraper les personnages. Malgré cela, le rap continue de pratiquer le flou artistique. L’époque demande des positions tranchées, des lignes de démarcation claires. Le rap persiste à jouer l’ambiguïté. “Les rappeurs, écrit encore Bénédicte Delorme-Montini, invoquent tour à tour l’authenticité de l’expérience ou de l’expression minoritaire et le code artistique de l’esthétique du sale, baladant les auditeurs dans un entre-deux où se perd le jugement.

La récente mainstreamisation du genre a-t-elle modifié ces habitudes? Aujourd’hui dominant, le rap s’est-il imposé de nouvelles responsabilités? Est-il éventuellement prêt à rentrer davantage dans les clous? Pas sûr. Après tout, dans une ambiance où même les Lacs du Connemara sont susceptibles d’enflammer les réseaux sociaux, le rap n’a probablement pas fini de faire débat

Le goût du clash en quatre affaires

1. NTM nique la police

En 1995, lors d’un concert organisé par SOS Racisme pour protester contre la mairie FN de Toulon, NTM balance le titre Police (“Police machine matrice d’écervelés, mandatée par la justice sur laquelle je pisse”). Au passage, JoeyStarr en remet une couche en haranguant directement les forces de l’ordre présentes sur place. Ce qui vaudra au groupe un passage au tribunal correctionnel. Et même une condamnation à trois mois de prison ferme! En appel, la peine sera toutefois réduite à deux mois avec sursis et une amende (50 000 francs français, environ 7 500 euros).

2. La Rumeur insistante

En juillet 2002, La Rumeur est attaquée en justice par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur pour “diffamation envers la Police nationale”, suite à des propos de Hamé, publiés dans le “fanzine” du groupe. En décembre 2004, le tribunal de première instance prononcera la relaxe. Mais les autorités insisteront. D’appel en pourvoi en cassation, les procès s’enchaînent. Hamé en ressortira complètement blanchi. Mais lessivé par un marathon judiciaire qui aura duré pas moins de huit ans…

3. Le carton rouge de Damso

Pour accompagner la campagne des Diables Rouges au Mondial 2018, en Russie, l’Union belge laisse pour une fois le Grand Jojo au vestiaire et demande à Damso de plancher sur un hymne maison. Petit souci: l’auteur de Macarena est dans le viseur du Conseil des Femmes, qui dénonce les paroles misogynes de certains de ses textes. Dans un premier temps, l’Union belge confirme son choix dans un premier temps, avant de rétropédaler. Damso est finalement recalé (et son morceau, Humains, publié dans les bonus de son album Lithopédion).

4. L’autodafé de Nekfeu

Avant de disparaître de la circulation, le wonderboy du rap français a réussi à concilier succès public et reconnaissance du milieu rap. Ce qui n’a pas empêché les dérapages. En 2013, sur la B.O. du film La Marche, Nekfeu s’en prend violemment au journal satirique: “Je réclame un autodafé pour ces chiens de Charlie Hebdo”, accusant le média de confondre anticléricalisme et islamophobie. Deux ans plus tard, le 7 janvier 2015, les frères Kouachi déboulent dans la rédaction et assassinent douze personnes… Le lendemain de l’attentat, Nekfeu affirmera s’être “senti con” et regretter ses paroles.

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