Critique | Musique

Redcar, tôle froissée

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Redcar, le nouveau crash-test de Christine & The Queens. © pierre-ange carlotti
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Album - Les Adorables Etoiles

Artiste - Redcar (Christine & The Queens)

Genre - POP

Label - Because

Critique - L.H.

Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Mercredi passé, l’ex-Christine & The Queens présentait sur scène son nouvel alter ego, Redcar, et Les Adorables Étoiles, l’opéra pop dont il est le héros troublé. Compte rendu.

Sur la façade du Cirque d’Hiver, où ce soir-là se produit Redcar, un écran annonce: Pop music is dead, Long live theatre”. Étonnant: on pensait précisément que c’était parce qu’elle ne se retrouvait pas dans ses études de théâtre qu’Héloïse Letissier s’était plongée corps et âme dans la musique. D’abord sous le nom de Christine & The Queens, avec un premier album intitulé Chaleur humaine: publié en 2014, il avait obtenu un succès colossal, débordant de la seule francophonie. Ensuite, quatre ans plus tard, sous l’alias raccourci Chris, séduisant encore davantage le monde anglo-saxon.

Aujourd’hui, c’est sous le nom de Redcar que se présente l’artiste. Désormais genré au masculin, il revient avec Les Adorables Étoiles, prologue d’un opéra pop, imaginé en trois parties, et inspiré notamment de la pièce Angels in America (le drame gay multirécompensé de Tony Kushner, situé dans l’Amérique conservatrice des années 80, marquées par l’épidémie de sida).

© Ludovic Zulli

La veille de sa sortie, le nouveau disque a fait l’objet de deux représentations à Paris, avant une date unique prévue à Londres. À la première d’entre elles, au Cirque d’Hiver, Redcar commence d’abord par souhaiter la bienvenue, non pas à un concert, mais bien à un “rituel de psychomagie”. Le maître de cérémonie est entouré de cinq autres personnages masqués. Ses danseurs? Ses musiciens? Plutôt ses “roadies”. Car c’est bien en solo que Redcar va dérouler ses nouveaux titres, uniquement équipé d’une station MPC -“Fuck les vrais instruments!”, s’exclame-t-il à un moment.

Le récit démarre avec Ma bien aimée bye bye. Déboulant en robe blanche, Redcar la laisse rapidement tomber, faisant ses adieux à son ancienne identité féminine, se dépouillant de “cette peau de femme morte qu’on m’a imposée et dans laquelle je pouvais à peine respirer”. Béret de marin à la Jean-Paul Gaultier, casquette de cuir noir façon Lou Reed période Transformer, il livre bataille, célébrant les codes queer, tout en mobilisant une imagerie volontiers mystique.

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Ce que, au fond, faisait déjà le premier tube de Christine & The Queens, Saint Claude, en mélangeant prénom androgyne et religion. À l’époque, la formule pop se tenait toutefois à une certaine ligne claire. Désormais, la musique se fait plus trouble. Au milieu du décor foutraque -des statues de Sainte Vierge, une lune-trapèze, une armure entourée de fleurs, la figure de saint Michel terrassant le dragon, etc.-, Redcar se cherche. Seul dans son monde, il ressemble à un personnage confus de Cassavetes -quand il dialogue, c’est avec une voix enregistrée ou le bras articulé d’une caméra… Pendant Combien de temps, Redcar quitte la piste pour se balader entre les rangs du public: unique brèche dans ce qui ressemble à un combat en solitaire. Initialement prévues au mois de septembre, les représentations et la sortie de l’album avaient dû être reportées après que l’artiste s’est blessé au genou. Au Cirque d’Hiver, il boite encore. À l’image du concert, fragile et déroutant.

Opéra pop ambigu

L’interview aurait pu permettre éventuellement de débroussailler la proposition. Las, toutes les rencontres prévues le lendemain seront annulées, sans raison. Soit. Depuis le début, Christine & The Queens n’a pas ménagé ses forces. Par exemple en chantant I’m a man, now, alors que les cendres du débat sur le mariage pour tous en France étaient encore chaudes. Plus tard, revendiquant “un geste de libération constant qui ne s’arrête jamais”, Chris chantait encore: Il me tarde de trouver la violence facile(La Marcheuse).

De fait, Héloïse Letissier, désormais Redcar, n’a pas hésité à monter aux barricades, pugnace. Pour la première fois cependant, il semble vaciller. C’est que, ces dernières années, les coups n’ont pas manqué. Ceux qu’ont fait pleuvoir les haters sur Internet. Ceux portés par la pandémie. Les bleus des ruptures amoureuses aussi, ou la confrontation avec une industrie de la musique timorée. Mais surtout la douleur du deuil: celui de la disparition de sa mère, en avril 2019, emportée brutalement par une infection au cœur. Cette mère est évoquée notamment sur Les Étoiles. Avec ses batteries synthétiques et ses coulées de synthé spatial, le titre reflète bien le parti pris musical de Redcar.

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S’émancipant du genre assigné à la naissance, il se libère aussi toujours plus des exigences du format pop. Produit avec les Bruxellois Prinzly et Ponko, le single Rien dire est ainsi l’un des rares moments susceptibles de rappeler l’univers des deux premiers albums. Pour le reste, Redcar se lance dans un opéra pop ambigu, largement nourri aux sonorités new wave. Un titre comme Je te vois enfin, par exemple, martèle une batterie électronique concassée, tandis que Combien de temps est une longue virée urbaine chelou de plus de 8 minutes, samplant Exhibitionism de Gina X Performance, duo synthpop allemand eighties.

En lisant les notes de pochette, on remarque également le retour du personnage de Rahim. Un alias qu’avait également endossé Christine & The Queens, l’an dernier, avant de subir les foudres du Net. Accusé d’appropriation culturelle et de transracialisme, il avait rapidement fait machine arrière, pour se renommer, non sans humour, Sam le pompier. Avant d’adopter finalement Redcar… Sur Les Adorables Étoiles, la voix de Rahim annonce: “Il y a du soleil sur le mur”. Ce sont les derniers mots d’un disque qui cherche désespérément la lumière. Un récit erratique au cours duquel le personnage de Redcar se débat avec le monde extérieur, mais encore plus avec ses propres douleurs intimes. Reporté au 11 novembre, jour de l’Armistice, Les Adorables Étoiles montre un artiste en guerre -contre les rigidités de la société, le patriarcat, l’industrie du disque, mais aussi contre son propre chaos intérieur.

Si l’art est censé servir à mettre de l’ordre là où tout est embrouillé, alors la musique de Redcar paraîtra volontiers nébuleuse. Si, par contre, il s’agit plutôt de refléter les tumultes intérieurs de son auteur, alors, Les Adorables Étoiles se révèle être un exercice d’introspection baroque fascinant. Dans les deux cas, la trajectoire de l’artiste tranche, plus passionnant que jamais.

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