Les pionnières (1/8): Cheikha Remitti, reine raï

Cheikha Remitti, mamie du raï et éternelle effrontée.
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Chantant l’alcool, la nuit et les amours libérées, l’Algérienne Cheikha Remitti a ouvert le raï au monde extérieur. Fissurant les codes de la morale arabe traditionnelle.

Série d’été Les pionnières: chaque semaine de l’été, retour sur huit pionnières méconnues des musiques du XXe siècle.

Printemps 1982. De ses hauteurs, Alger la blanche envoie des promesses. Une gueule certaine en bord de mer. Une sorte de double de Marseille, jumelle de Méditerranée, pour toutes les raisons d’évidence historique et géographique liant la France à l’Algérie. Mais quand se découvre le coeur de la ville, les parfums prometteurs s’effacent: grisaille sociale et masses de jeunes qui y tiennent les murs. Journées sans boulot et sans lendemain qui vont se crasher bientôt dans une guerre civile destructrice: au moins 100.000 morts entre 1992 et 2001, un million de déplacés, 20 milliards de dollars de dégâts. Algérie, année zéro. Mais dans les cabarets d’Alger en ce début des années 80, la musique règne et défie. La musique raï. D’un genre né en début de XXe siècle du côté d’Oran sur la côte nord-ouest de l’Algérie, son nom signifie « l’opinion » ou encore « la mauvaise étoile ». Raille donc l’ennui, l’éternel et pesant régime militaire, la corruption endémique, le déficit d’un pays déboussolé par son après-indépendance chaotique. Et puis voilà: lors d’une soirée algéroise, à pied au centre-ville, on débusque ce son drôle et fascinant venu d’un magasin de disques crapoteux. On entre et investigue sur la cassette diffusée. Les rythmiques y vont au charbon, dans les langueurs du guellal, tambour de terre cuite, et les flûtes de roseau. Surtout, on reste sidéré à l’écoute de cette voix féminine. Sa propriétaire, en photo sur la cassette, ressemble à une pomme chiffonnée, les yeux noyés de khôl, ayant déjà bien célébré la vie… Cheikha Remitti -Rimitti selon les usages- partage l’étalage de cassettes avec Chaba Zahouania et un maximum de cheb (jeunes), les Hasni, Hamid et bientôt Khaled. Les morceaux de la cheika (maîtresse) durent volontiers des plombes et, dans leur répétition, amènent l’ancestrale idée de transe. Celle qui, à l’origine, vient des bardes bédouins accompagnant la migration des troupeaux vers le nord algérien. Remitti chante une musique crue, organique et incompréhensible sauf lorsqu’on croit capter le terme habibi. « Mon chéri », en français. Il revient comme un mantra gluant, sans doute parce que les chansons de Remitti sont d’abord des déclarations d’amour, assez loin des bluettes en vogue, prenant d’autres détours. Avec un goût pour les spasmes de la société algérienne et plus généralement arabe. Et son underground sex, drugs & rock’n’roll. Ou plutôt sexe -forcément-, whisky de contrebande et ondulations jusqu’au bout de la nuit dans les cabarets d’Oran la libertaire, notamment.

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D’autres mille et une nuits

Début eighties, on ne parle pas encore vraiment de « musiques du monde » mais, dans l’ignorance relative de l’époque, le chant de Cheikha Remitti rappelle d’autres africanités. D’abord, les Maîtres Musiciens de Jajouka, légendaire ensemble marocain révélé à l’Occident par le Stones Brian Jones. Et puis, plus près de l’oreille actuelle, Remitti donne à écouter la fibre de Nass El Ghiwane, les « Rolling Stones nord-africains », groupe de Casablanca ayant tracé une route aussi improbable que brûlante entre pulsions gnaoua et pure énergie rock. Cheikha a d’ailleurs une voix hors genre, quelque chose d’aussi charnel que rude, avec le tempo qui s’en fout du temps qui passe. Sans prétendre aux records de l’absolue référence musicale arabe, Oum Kalthoum et ses morceaux dépassant parfois l’heure, Cheikha vient d’une tradition qui va considérablement évoluer entre sa naissance, le 8 mai 1923 dans un village près de Sidi Bel Abbès, et sa mort, 83 ans plus tard à Paris, où elle vit par intermittence depuis la fin des années 70. La musique évolue tout comme les thèmes explorés, chargés de mutations sociales et de la popularité du raï qui s’exporte dans les années 80-90.

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Très vite orpheline, Saadia El Ghilizania -son nom civil- survit en travaillant pour des familles françaises alors que la colonisation bat encore son plein ou en bossant à la dure lors des récoltes estivales. Elle se fait remarquer en passant en dessous de chevaux au galop et, bientôt, accompagne une troupe de musiciens itinérants où elle commence à chanter. Celle qui n’apprendra jamais à lire ou écrire, retenant ses 200 et quelques titres par coeur, injecte au répertoire du patois et des expressions tirées du quotidien. À la hauteur de textes qui traitent directement de la consommation d’alcool -dans un pays majoritairement musulman-, du sexe libre mais aussi de désirs hautement individuels. Dans la lignée de son pseudo, Remitti, pris pendant la Seconde Guerre mondiale et tiré de l’expression de bar « remettez(-moi un verre…) ». Pas étonnant que lors de l’indépendance algérienne, en 1962, les autorités militaires, façonnées par un socialisme pudibond, dénoncent sa musique alors considérée comme « colportant un folklore perverti par le colonialisme ». Déjà lorsque son hit Charag Gatta, paru en 1954, encourage les jeunes Algériennes à perdre leur virginité, le FLN avale de travers. Tout cela configure un bouillant CV à l’indomptable chanteuse, jamais soumise au pouvoir, sauf à celui de la musique.

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De son premier enregistrement en 1952 à sa mort un bon demi-siècle plus tard, celle qu’on surnommera « la mamie du raï » va rester une éternelle effrontée. Même si après son hadj à La Mecque en 1975, elle abandonne l’alcool et la cigarette, elle ne s’abstiendra jamais d’interpréter des chansons poivrées. En France, Remitti est découverte au-delà des communautés arabes via l’épique festival raï organisé par Martin Meissonnier à Bobigny, en région parisienne, en janvier 1986. C’est là que les jeunots comme Cheb Khaled, qui reprendra son titre, La Camel, ou le précieux Rachid Taha reconnaîtront l’influence majeure d’une femme aux 400 cassettes et 300 singles. Il faut d’ailleurs (ré)écouter l’ultime album, paru en 2005. Elle a alors 82 ans et propose N’ta Goudami, trésor d’énergie et de funky raï, de vitalité et de culot, bien au-delà de la musique arabe. Mais intrinsèquement constitué de son ADN.

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