Gil Spector

Gil Mortio, l'impro au bout des doigts. © Philippe Cornet
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Entre autres relifteur sonique d’une tradi chanson belge -Semal et Hélin-, Gil Mortio mène son ébouriffante carrière éclectique, entre projets audacieux, impros foldingues et chimies futées.

Gilles -pour maman et papa- ressemble à un croisement entre Eric Clapton et Gérard Manset jeunes. Pilosité barbue ordonnée, sombres prunelles profondes et, de temps à autre, un sourire qui relaxe la biographie fourmillante de ce Bruxellois entre deux âges (1976). À l’image, camouflée, de son studio, en arrière-maison ixelloise aux allures de vaste combo bobo, espace avec vue imprenable sur Bruxelles, partagé avec un pote producteur. Le qualificatif camouflé n’est d’ailleurs qu’un bout de l’iceberg musical Mortio -Mortiaux pour l’état civil. Ce dernier étant à la fois musicien, arrangeur, découvreur, improvisateur, compositeur, producteur… Le quadra a fréquenté de multiples écoles de son et de cinéma -INRACI, IAD, conservatoire- après avoir tâté, gamin, des gammes académiques. « Je lis la musique assez mal, mais j’ai déjà écrit pour 30 musiciens. Donc, faites ce que dis, pas ce que je fais (sourire)« , avoue Gil dans l’agréable et vaste pièce son qui sert aussi de lieu d’enregistrement comme de discothèque et où s’empilent les témoignages d’une déjà vaste exploration sonore, incorporant sa collection perso de Disques du Condor.

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Perso toujours, Gil Mortio apparaît initialement via deux albums de « chanson française », dont les auteurs sont autant de francs-tireurs insulaires. « Pour Semal, en fait, je n’ai pas vraiment changé les instruments d’accompagnement mais j’ai modifié les accompagnateurs. » Bye bye les flonflons contre-culture, le cabaret chansonnier, bonjour le décrasseur moderne. Façon d’arranger et de déranger les chansons de l’album Les Marcheurs, où Gil dépoussière, début 2018, les bonnes intentions de l’auteur du bien-nommé Ode à ma douche. Deux bonnes années plus tard, le même Mortio file pareil traitement malin-contemporain à l’album Pingouin qu’il cosigne avec le multi- instrumentiste Louis Evrard et l’autre « ancien belge », le poético-politique Daniel Hélin (lire Focus du 21 janvier 2021). Une technique, une philosophie? « Je tiens à la fois de la paresse totale et d’une manière d’étudier la musique comme elle devrait l’être, reconnaît Gil. Pour moi, le phare dans la nuit, c’est l’improvisation et le temps réel. C’est ce qui est venu au fur et à mesure. La rencontre la plus déterminante étant Garrett List, j’avais 22 ans. » À la fin de ses études de cinéma, Gil fait un stage d’été avec List, éminent tromboniste et compositeur américain, professeur d’improvisation au Conservatoire de Liège. « En fait, précise Gil, j’ai appris qu’il continuait ses cours d’impro à la rentrée, mais quand j’ai voulu m’y inscrire, il m’a dit que je devais prendre le cursus total du conservatoire. En classique! Alors que je venais d’une année cauchemardesque au conservatoire de Luxembourg. Mais bon, là à Liège, j’y suis quand même allé, et j’ai suivi trois des quatre années de cursus, pur classique, en solfège et en composition. J’y ai pris une leçon de culture générale: je pensais que le jazz avait inventé la dissonance, mais non. Le classique l’avait déjà pratiquée quelques siècles auparavant. Ce bagage-là m’a permis de tout relier. J’ai compris que tout était possible, un mélange entre l’impro et la composition classique où on écrit tout, y compris les notes qui correspondent au musicien qui cracherait dans son violon. »

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Pompéi

Assez vite, le jeune Gil se démerde côté boulot et survie financière. Il monte du long métrage, chope le statut d’artiste, « très vite vers 1998-1999« . Et là, on fait face à sa bio: trois pages -écrites en pas très grand- de dizaines d’expériences musicales voire plus, menées depuis la fin des années 90. Du groupe Attica avec Amaury Massion (futur Lylac) à une collaboration avec l’ensemble Musiques Nouvelles en passant par Regular Rules, « des variations dadaïstes en la ville d’Athènes sur La Passion selon saint Jean de Bach » (voir encadré). L’itinéraire zigzague depuis deux décennies frénétiques entre les genres -tournée en Chine avec la talentueuse et jazzy Anu Junnonen, réalisation de l’album francophone de Mathias Bressan– via des projets parfois borderline. « Quand tu m’as demandé des infos sur mon parcours, je m’étais arrêté de les compiler en 2008, donc c’était une bonne occasion de mettre mon CV à jour. » Dans cette marée mousseuse, version tsunami, Mortio aime les projets qui ont de l’ouverture, la vague à l’air: la collaboration guitaristique avec un groupe bruxellois en 2006 ne se passera pas vraiment bien… « Ils m’ont demandé de jouer exactement ce qui était sur les disques, les mêmes notes au même endroit; je n’y parvenais pas… J’ai fait l’album puis je me suis fait virer juste avant la tournée, remplacé par un mercenaire. C’est la dernière fois où je me suis dit que je devais faire ce que l’on me demandait de faire. » Moins d’animosité que d’incompréhension dans cette parole d’un mardi ensoleillé de février.

Gil passe alors derrière l’écran de son bureau et lance une impro. Un truc barré qui blinde les enceintes Focal de languissantes humeurs aux chemins de traverse opéra-rock. Le chanteur Karim Gharbi chauffe les octaves, un mix entre Public Image Limited et Pavarotti, qui rappelle aussi le trucage vocal de The Prodigy dans No Good, cet autotuning pour grands enfants malades sous E. Un bazar où gronde une lave sonore nourrie par Gil et le flûtiste Quentin Manfroy. Pas pour rien que le projet s’appelle Pompéi. Pour ce qu’on en entend, voilà peut-être l’une des plus belles choses de l’univers Mortio: Gil possède un goût certain pour le tellurique et l’orgasme instrumental, la combustion spontanée des rencontres, la tectonique des sons. Il s’en explique: « Pompéi est l’une des choses les plus étranges que j’ai faites. Full improvisée avec la tolérance 100%. Tout ce qui est, est; tout son qui arrive, est accepté. L’improvisation, c’est une prise de position, un statement. Je dois dire que je dissocie fort l’image du son, même si j’ai un rapport à l’image qui est de l’ordre du rapport sonore. Tout s’interpénètre entre la musique et le cinéma, c’est une ligne de temps à gérer! »

Hydre impro

Mais il y a aussi la nature profonde d’un musicien à qui « les partitions ont toujours fait peur, peut-être un trauma qui remonte à l’enfance« . Là, le débit de Gil ralentit, on entre en zone sensible: « Apprendre la technique des instruments m’a toujours cassé les pieds. Ce qui est venu au fur et à mesure, c’est la notion de temps réel. J’ai arrêté de restituer, de penser que telle guitare sur tel ampli donnerait tel son. En fait, tout est possible, avec n’importe quoi. Cela m’a paru intéressant de faire des partitions ultraprécises et puis, de l’autre côté, d’être en improvisation avec des musiciens sans grilles, sans ligne de temps, sans rien. Je n’ai pas de plan bataille, c’est pour cela que j’aime les albums de musique improvisée. »

L'autre comparse de Kings of Belgium, Pierre Vervloesem.
L’autre comparse de Kings of Belgium, Pierre Vervloesem.© Philippe Cornet

Gil traverse donc l’expérience d’I H8 Camera lancée par Teuk « ex-Sharko » Henri, avec un personnel flottant qui incorpore des musiciens aussi souples que Rudy Trouvé ou Stef Kamil Carlens. « Ce n’est jamais qu’une des branches de l’hydre improvisatrice. À l’époque où je faisais de l’album pop normal façon Attica, j’y avais amené de l’improvisation libre et des parties ouvertes. C’est comme cela que j’ai rencontré un comparse, un partenaire, Pierre Vervloesem, même si on est totalement opposé l’un à l’autre en termes de fond. Et j’ai appris pas mal de choses avec lui, notamment le mixing. » En sort le projet Kings of Belgium (voir encadré): « On arrive en studio sans avoir rien préparé, on pousse sur rec et on fait croire que ce sont de vrais morceaux. » Gil noue donc au fil du temps un lien consistant avec l’un des Maverick belges, Pierre Vervloesem. Guitariste zappaïste -plus Frank que Chiapas-, le quinqua a coproduit le premier dEUS et contribué au projet international X-Legged Sally, participant au projet Kings of Belgium. Là, Gil remet les choses en place: « L’impro, tu sais, elle date de l’époque de Vivaldi, on se fout en fait comment cela va donner. Je refuse l’idée de style et d’esthétique: perso, c’est le faire qui est excitant. » Gil élargit la perspective musicale et c’est bien ça qui compte. Quand il cite le rebétiko grec, « improvisé » comme d’autres musiques en roue libre: c’est là que Gil Mortio se positionne, à toutes les frontières de genres, styles et impros 2021. Chers lecteurs de Focus, vous allez devoir vous faire votre propre idée. Ce qui signifie aussi fouiller les coulisses de cette aventure. Que l’on va qualifier d’unique, d’exceptionnelle, à découvrir. D’un Bruxellois sans frontières. Covid ou pas.

Disco Mortio

De dizaines de disques de Gil Mortio, essayons-en trois. Radicaux. On est franchement bluffé par l’album éponyme de Tibidi, trois chanteuses qui ont le culot d’aller piocher, quasi en a capella, de présumés insurmontables comme Under Pressure (Bowie/Queen) ou le Love Me Tender, planétarisé par Elvis. L’affaire improbable -arrangée et produite par Gil Mortio- consiste à entendre de célestes vocalises avec juste un minimum d’instruments dans des moments absolus.

À 180 degrés de là, le Unchained Melodies, daté de 2007, sous le patronyme de Kings of Belgium, invite Gil et les deux compères Pierre Vervloesem (basse) et Al Battor (drums & vibes) dans de voraces délires instrumentaux. Noisy, extrêmes, déviants, volontairement zarbis. Improvisés certes, mais avec un sentiment, ressenti, de finalité assumée et non de branlette bruitiste. Même s’il y a également cette composante-là. Si c’est vraiment de l’impro pur boeuf, chapeau.

Autre cap, le disque sous titre Jeez Clusters Joys du duo circonstanciel Regular Rules, enregistré à Athènes avec l’alto sax grec Manoyax et bien évidemment Gil, guitares et samples en roue libre féroce. Barré, free, exponentiel. À ne pas mettre entre de jeunes oreilles. Quoique, cela ne pourrait pas leur faire de mal hein…

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