Sur le dancefloor, Dominique Dalcan célèbre les voix du Moyen-Orient

Dominique Dalcan devant l'Institut du Monde arabe, à Paris. © National
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Sur son dernier album, Last Night a Woman Saved My Life, Dominique Dalcan questionne ses origines perdues, tout en célébrant les voix féminines du Moyen-Orient. Interview.

On a beau s’appeler Dominique Dalcan, donner l’impression de naviguer en autarcie sur la scène française depuis plus d’une trentaine d’années (un premier album en 1992, sur le label bruxellois Crammed); précédant la hype French Touch d’un souffle (le projet Snooze); frôlant plus d’une fois le succès grand public (une Victoire de la musique en 2018); le tout sans jamais cesser de cultiver sa singularité. Et pourtant, malgré tout, se faire rattraper par le monde extérieur. Fin de l’année dernière, le producteur-auteur-chanteur-compositeur français publiait Last Night a Woman Saved My Life. Un disque où il tendait le micro à une dizaine de chanteuses issues du monde arabe. Sorti quelques semaines après les attaques du Hamas et la réplique d’Israël, il prenait un relief un peu particulier.

L’idée avec cet album restait d’abord et avant tout de créer de la beauté et de la joie.

Quelques mois plus tôt, Jonny Greenwood, le guitariste de Radiohead, et le musicien israélien Dudu Tassa proposaient également un disque mélangeant des voix issues du Proche- et Moyen-Orient -du Liban à la Palestine, en passant par l’Égypte, Dubaï… Le titre de l’album –Jarak Qaribak– pouvant se traduire par “Votre voisin est votre ami”. Le duo avait même prévu une tournée. Après le 7 octobre, tous les concerts -dont celui prévu à Gand- seront cependant annulés.

De la même manière, Dominique Dalcan a-t-il imaginé repousser la sortie de son disque? “Oui, bien sûr. On est dans une situation politique hyper compliquée et à un moment de crispation maximale dans cette région du monde. Donc, ce n’est pas simple. Mais en même temps, c’est un message d’espoir et de paix que véhicule cette musique. Et c’est le rôle de la culture de tenter de véhiculer ça et de garder la discussion ouverte.

À sa manière, électronique et volontiers dansante, Last Night a Woman Saved My Life questionne ainsi la position des femmes dans des sociétés patriarcales encore souvent rigides. Tout en interrogeant aussi la notion de territoire et de racines: d’où vient-on? qu’est-ce qui fait que l’on est attaché, ou pas, à une terre? appartient-on forcément à un endroit? qu’est-ce qui fait “foyer”? Toutes ces questions, Dominique Dalcan n’a cessé de se les poser tout au long de la confection de l’album. Pourquoi maintenant? “Disons qu’il faut parfois laisser mûrir certaines choses, glisse l’intéressé dans un demi-sourire…

Dominique Dalcan avec Naissam Jalal.
Dominique Dalcan avec Naissam Jalal. © National

Né quelque part

Le projet démarre avec un voyage au Liban. En 2017, Dominique Dalcan s’y rend pour la première fois. Ou presque. C’est en effet là qu’il est né, à Beyrouth, en 1965, avant d’être confié à l’adoption. À l’âge de 3 mois, il s’envolait avec ses parents français. Dans l’intervalle, il n’y avait jamais remis les pieds. “Mais quand j’ai sorti mon album Temperance, l’Institut français m’a invité à venir le jouer à Beyrouth.

Le prétexte est donc d’abord professionnel. Mais sur place, le voyage prend forcément une autre tournure. “À vrai dire, je ne savais pas trop à quoi m’attendre. J’ai déambulé dans cette ville pendant six jours, quasi jour et nuit. En marchant, alors que c’est une ville qui n’est pas du tout faite pour les piétons, tout le monde prend la voiture. J’ai fait des photos, filmé un peu, enregistré des conversations, etc. Je voulais voir si quelque chose allait se passer. Est-ce que je pouvais avoir une connexion avec un pays qui était relativement fantasmé? Quand je suis reparti, je n’avais pas de réponse. Tout m’avait même semblé plutôt hostile et incompréhensible. J’ai dû laisser reposer…

Après un an, il remet le nez dans la matière accumulée, et décide d’en faire un projet. Il est d’abord visuel, sous la forme d’une expo immersive, présentée au centre culturel 104, à Paris. Il s’attaque ensuite à la bande-son. “Ce n’est pas du tout un disque thérapeutique. Mais je savais que c’était important de le faire.

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Longtemps inaudible ou marginalisée, la parole des adoptés a pris davantage de place ces dernières années. Notamment grâce à des collectifs ou des forums web. On saisit toutefois vite que ce n’est pas le genre d’endroit qu’a visité Dominique Dalcan. “C’est un peu trop rude pour moi. Et puis ça ne me définit pas. Je ne me suis jamais identifié comme ça en tout cas. Quand je suis arrivé au Liban, par exemple, la première chose que j’ai voulu faire, c’est de me rendre à la crèche où je suis né. Je n’ai évidemment pas trouvé d’informations supplémentaires. Mais je me souviens m’être senti agressé par la manière dont on présentait mon histoire, en parlant de mon “abandon” comme quelque chose d’horrible. Alors que pour moi, ça a toujours été quelque chose de positif! Je ne dis d’ailleurs jamais que j’ai été abandonné, mais que j’ai été confié à l’adoption.

Avec Sulafa Elyas
Avec Sulafa Elyas © National

En 2021, la sociologue-réalisatrice de documentaire Amandine Gay, née sous X, publiait Une poupée en chocolat. Un essai dans lequel elle racontait son parcours d’adoptée, tout en le replaçant dans une histoire et un contexte socio-politique (notamment post-colonial) plus large. D’une certaine façon, c’est aussi le prisme qu’a choisi Dominique Dalcan. Tenant l’intime à distance, il a préféré disséquer sa trajectoire personnelle en abordant des questionnements plus globaux, susceptibles de toucher tout le monde. “J’ai voulu comprendre les injonctions sociétales imposées aux femmes, notamment dans ces territoires MENA -pour Middle East North Africa. Pourquoi, dans ces sociétés souvent hyperpatriarcales, le droit à l’avortement n’existe pas? Pourquoi une femme ne peut pas reconnaître son enfant, lui donner sa nationalité? Ce qui pousse en effet plein de filles à faire n’importe quoi…

Comme confier son enfant à l’adoption internationale, l’amenant à grandir dans un autre pays. “Ce qui m’a mené à l’autre volet de ma réflexion, et le vrai sujet du disque: où est notre domicile? Où est-on chez soi? Est-ce que c’est un pays? Ou est-ce que ça tient moins à un endroit précis qu’aux gens avec qui on se sent bien.” On devine que la dernière option a sa préférence. Il la résume en parlant de folklore personnel: “Pour évoquer quand même l’idée de racines, mais que l’on peut s’inventer…

La carte et le territoire

Last Night a Woman Saved My Life est donc à la fois l’un des albums les plus personnels de Dominique Dalcan, mais également celui où il fait le moins entendre sa propre voix. Pour l’occasion, il a préféré inviter une série de chanteuses. Comment a-t-il opéré son “casting”? “En fait, au départ, j’avais envie de faire le disque avec Fairuz (la légende libanaise, l’une des plus grandes icônes de la musique arabe, âgée aujourd’hui de 89 ans, NDLR). Mais je n’ai jamais réussi à entrer en contact avec elle. Quand j’ai compris que je ne pourrais pas le faire, j’ai imaginé une voix multiple, plusieurs timbres différents qui ensemble composeraient en quelque sorte la voix de Fairuz.

Avec Dina Elwedidi
Avec Dina Elwedidi © National

Il invite des connaissances -comme Souad Massi, sa voisine, un temps camarade de label. Et il présente son projet à des chanteuses avec qui il n’a jamais collaboré. “Comme Dina El Wedidi, par exemple, que j’ai contactée via les réseaux sociaux. C’est une grande chanteuse du Caire, elle cartonne là-bas, c’est un peu la Björk égyptienne.” Apparaissent également la Marocaine Meryem Aboulouafa, la Syrienne Lynn Adib, ou la jeune Soudanaise Sulafa Elyas, aujourd’hui réfugiée en France. À un moment, au-delà du disque, ça devient aussi une aventure humaine. Comme avec Bernadette Yammine, qui faisait partie de l’ensemble Morkos, un groupe libanais obscur des années 80, et qui habite aujourd’hui dans les montagnes. La prise qu’on entend sur le disque, c’est celle qu’elle m’a envoyée via Whatsapp!

Folklore personnel

Il a également proposé à la photographe-plasticienne iranienne Rezvan Zahedi de participer à l’album. “L’autre jour, j’ai donné un concert à Paris. Je l’ai invitée à me rejoindre sur scène. C’était la première fois qu’elle prenait le micro en public. C’était à la fois fragile et en même temps, elle disait un texte en persan qui parlait des libertés. Quelques jours plus tard sortait encore un rapport d’Amnesty International sur les viols commis dans les prisons iraniennes…

Dans son panel d’invitées, Dalcan a donc été attentif à balayer l’espace MENA. Sans pour autant tomber dans le systématisme ou le disque à thèse. “Je ne suis pas l’ONU non plus, glisse-t-il en boutade. L’idée restait d’abord et avant tout de créer de la beauté et de la joie.” Dans cette position malgré tout particulière de vouloir célébrer une culture à laquelle il est relié, sans qu’elle lui appartienne non plus complètement. “On revient sur l’idée d’un folklore personnel… Est-ce que je me suis malgré tout posé la question de l’appropriation culturelle? Bien sûr. Mais ne serait-ce que d’un point de vue sonique, je suis resté sur mon territoire. Il n’était pas question de glisser dans l’orientalisme, par exemple.

Avec Lynn Adib
Avec Lynn Adib © AJuana Wein

Body language

Last Night a Woman Saved My Life se déplie ainsi sur une trame essentiellement électronique. Le titre, clin d’œil au classique de disco de In Deep, n’a évidemment pas été choisi non plus au hasard. “L’autre jour, durant le concert, j’ai pas mal dansé sur scène. Chose que j’avais pu moins faire sur les disques précédents. La musique s’y prêtait moins. Et puis je reste aussi un grand fan d’un groupe comme Talking Heads, qui combinait à la fois une approche réflexive et des chorégraphies. Le mouvement est important, parce qu’il permet de créer du lien, d’exprimer des sentiments. Le corps dit des choses.

En l’occurrence, sur Last Night a Woman Saved My Life, il s’agit de célébrer la vie à travers la danse. Et de mettre en scène des voix pour mieux faire entendre la sienne. Un peu plus loin dans la conversation, Dominique Dalcan ajoute encore: “Je sais ce que l’on pourra penser, qu’à travers ces chanteuses je dessine une sorte de portrait de la figure maternelle que je n’ai pas connue. Mais ce serait une erreur de penser que ce disque est un projet “psychanalytique”. Ce travail d’introspection, je l’ai déjà fait avant. Ici, il est davantage question d’un hommage. Une manière de dire que je fais partie de ça aussi” De ça? “Oui, de cet imaginaire collectif, de cette culture, de ce mystère…

■ Dominique Dalcan, Last Night a Woman Saved My Life, distribué par Ostinato.

© National
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