Publics captifs

Le 17 novembre 2017, le président sénégalais Macky Sall (à droite) reçoit de la France le sabre de El Hadj Oumar Tall. © belga image

Dans une enquête incarnée et à mille strates, Taina Tervonen explore la trajectoire symbolique d’un butin arraché par un colon français aux Sénégalais en 1890.

Depuis Au pays des disparus (Fayard) et Les Fossoyeuses (Marchialy), on connaît la méticulosité empathique avec laquelle Taina Tervonen, journaliste et documentariste franco-finlandaise, excave les voix oubliées ou passées sous silence. Éduquée jusqu’à 15 ans au Sénégal, questionnée à la fois par le mutisme qui pèse en France sur la période coloniale et la volonté d’Emmanuel Macron depuis 2017 d’entamer un processus de restitution, elle s’aventure ici sur les traces d’un butin qu’un militaire français, Louis Archinard, a volé lors de la prise de Ségou (Mali) en 1890. Des bijoux, des manuscrits et des armes -parmi lesquelles un sabre qui aurait appartenu à El Hadj Oumar Tall, fondateur de l’Empire toucouleur et figure-clé pour le Sénégal et l’Islam- font partie du lot. Mais le lieutenant-général a aussi enlevé Abdoulaye, fils de son opposant sénégalais, âgé de 10 ans. Du Quai Branly à Dakar, du journal d’Archinard aux lettres ambivalentes que lui envoie cet enfant puis jeune homme (déchiré entre l’assimilation forcée à la France et la fidélité aux siens), l’autrice détricote le fil d’une Histoire complexe qu’il est temps de regarder en face, avec chaque partie concernée -à moins de prendre le risque d’en être à son tour otage.

Taina Tervonen, excavatrice des voix oubliées.
Taina Tervonen, excavatrice des voix oubliées. © chloé vollmer

Votre prologue redit la nécessité d’une Histoire à raconter avec les deux parties, Blancs comme Noirs. Était-ce important de vous situer personnellement dans ce récit?

Dans la préface, j’expose que les enjeux concernant ces objets sont très différents au Sénégal -où on les voit comme des reliques de saint, où les descendants d’El Hadj Oumar Tall sont toujours vivants- et en France, où personne n’a la moindre idée de qui il était. Plus encore dans ce contexte, cela me semblait essentiel de dire d’où je parle: j’assume cette histoire de cette façon-là parce que ma vie est connectée à ce territoire. Cette question m’était posée constamment, ici et là, frontalement ou de façon plus indirecte, en sous-entendant “De quel côté êtes-vous?” Mon travail ici n’a pas vocation à être traité comme celui d’une historienne. Il n’y a pas d’exhaustivité des sources -je n’ai notamment pas pu aller au Mali-, mais j’ai appliqué mon éthique de journaliste. Vu la quantité de versions de cette histoire, il fallait que je puisse aller à la source primaire.

Louis Archinard
Louis Archinard © getty images

Au cours de vos périples, vous constatez que certaines traces disparaissent au profit d’autres. Du côté de l’enseignement, y aurait-il moyen de redonner à voir ces pans d’Histoire dissous?

Il y aurait certainement matière à réfléchir. Quand on regarde les pôles coloniaux français -Marseille, Bordeaux, Nantes, etc.-, c’est plutôt la question esclavagiste qu’on essaie d’intégrer dans l’enseignement. Mais la question de l’empire colonial à proprement parler est encore assez passée sous silence. Ça reste clivant en France aujourd’hui, entre ceux qui réclament réparation, ceux qui pensent qu’il faudrait passer à autre chose, etc. La complexité autour de cette question tend à être évacuée. On voit bien l’ambivalence -terriblement humaine- dans la relation entre Archinard et Abdoulaye, par exemple. Elle commence avec une domination extrême -un rapt- mais une fois que le jeune garçon est en France, le seul lien qu’il a avec son pays d’origine, c’est cet homme. Dans ses lettres, il lui dit sa reconnaissance tout en lui disant son immense colère. On oublie parfois que l’Histoire de la colonisation est une histoire brutale mais aussi de rencontres.

© National

Vous montrez le manque de soin -cartels inexacts, pièces égarées ou remisées aux oubliettes- accordé à ce butin de guerre. Quel constat peut-on faire face à ça?

En France, il y a peu de moyens humains ou de ressources financières pour tirer au clair toutes ces erreurs ou pour se concentrer sur la question épineuse des provenances pour cette collection ou d’autres du même type. Au Quai Branly, seule Lise Mész est en charge de cette mission. Je consacre un passage à Makhtar Niang, bijoutier de Saint-Louis (Sénégal) qui m’aide à identifier les techniques utilisées pour les fameux joyaux volés par Archinard, juste libellés dans les fonds “bijoux en argent”. Il y a un vrai savoir de terrain local qui a longtemps été contesté, voire nié, alors qu’il est précieux.

Vous évoquez l’écrivain et universitaire Felwine Sarr, chargé avec Bénédicte Savoy du Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain, qui voit dans ce processus une possibilité que les rôles ne soient plus aussi figés… Qu’en pensez-vous?

La question de la restitution braque la lumière sur les dominations et les rôles endossés par chacun. Ça permet de les questionner. La conclusion à laquelle j’arrive, c’est que c’est une question de regard. Quand on dit aux Occidentaux “Vous devez regarder l’Afrique à travers les objets qu’on vous montre dans les musées”, mais que les cartels qui accompagnent les pièces parlent de “Don du Général X”, on perpétue le récit des dominants. On commence tout juste à signaler que ça ne s’est sans doute pas passé comme ça, qu’il y a eu extorsion, etc. Un travail de collaboration entre conservateurs de musées africains et européens, pas très visible du public, s’amorce. Il était temps!

Les Otages: contre-histoire d’un butin colonial, de Taina Tervonen, éditions Marchialy, 300 pages.

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