L’éternel ennemi

L’Espagnol Javi Rey souligne la modernité du classique d’Henrik Ibsen, en l’adaptant avec inventivité et liberté.

Que la vie a l’air belle sur la bien nommée île de la Baleine Heureuse! Ce paradis thermal s’apprête à accueillir des flots de touristes qui ne regarderont pas à la dépense pour se détendre et goûter au bien-être qui fait la réputation du lieu. Évidemment, les notables locaux sont ravis. C’est bien simple, on se croirait à Amity Island la veille de la saison d’été avant qu’un fameux requin ne vienne glacer l’atmosphère! Avec cette fois, dans le rôle du requin, le docteur Stockmann, qui soupçonne l’eau d’être contaminée et donc dangereuse -et ça, ça la foutrait vraiment mal pour une station thermale.

Notre lanceur d’alerte va petit à petit devenir l’ennemi du peuple qui donne son titre à ce classique du théâtre norvégien, écrit en 1882, et petite bombe déjà à son époque: Henrik Ibsen s’y attaquait avec rage à toutes les tares de la démocratie dite moderne (corruption, manipulation de l’opinion publique, intérêts privés, démagogie…). Certains ont été jusqu’à y voir un plaidoyer pour les totalitarismes, communiste ou fasciste, qui marqueront le siècle suivant! Or, si Javi Rey a choisi d’adapter Un ennemi du peuple en le plaçant dans une époque a priori plus contemporaine (mais indéfinissable), il a aussi pris le parti d’en lisser les aspects les plus antidémocratiques, entre autres en mettant en exergue, dans ses pages ou dans ses interviews, la fameuse phrase de Churchill:  » La démocratie est le pire système de gouvernement conçu par l’homme. À l’exception de tous les autres. »

Adapter, c’est trahir

 » J’ai découvert la pièce en 2010, mais je ne m’y suis attaqué qu’en 2018, nous a expliqué Javi Rey au dernier festival d’Angoulême. Je me cherchais, comme une étape dans ma carrière pour devenir mon propre scénariste, une oeuvre disponible dans le domaine public. Mais plus j’avançais, plus celle-ci résonnait avec le présent -le Brexit, Trump, la crise indépendantiste en Catalogne, jusqu’à cette pandémie qui mêle pollution, économie et santé, comme dans la pièce. J’avais commencé en l’adaptant dans son jus, à son époque, mais j’ai vite senti qu’il fallait être à la hauteur de la modernité du propos. Je me suis alors projeté dans une sorte de XXe siècle sublimé, en me concentrant sur l’histoire et les personnages. »

L'éternel ennemi

Javi Rey se lance alors dans un véritable travail de réinterprétation  » et de reformulation« , ajoutant des personnages, adaptant des dialogues, réinventant même la fin. Le tout au bénéfice de la force et de la fluidité de son récit, dans lequel il use de toutes les armes graphiques à sa disposition, dans une perspective là aussi résolument moderne. Une ligne claire très expressive, portée par des couleurs vives et narratives beaucoup plus « moebiusiennes » que dans ses précédents opus ( Un maillot pour l’Algérie, Violette Morris), et qui laisse effectivement penser que Javi Rey, désormais, n’a plus besoin de béquille pour raconter en BD.

Un ennemi du peuple

De Javi Rey d’après Henrik Ibsen, éditions Dupuis/Aire Libre, 152 pages.

7

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content