DRAME DE NAGISA OSHIMA. AVEC EIKO MATSUDA, TATSUYA FUJI, AOI NAKAJIMA. 1976.

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Le fait divers avait frappé le Japon du milieu des années 30, épouvanté mais aussi fasciné par cette Sada Abe retrouvée errant dans la rue avec, porté en sautoir, le sexe de son amant qu’elle avait tué puis mutilé au terme d’une liaison hors-norme. Nagisa Oshima s’était pris d’un grand intérêt pour cette histoire criminelle survenue dans un pays en pleine militarisation forcenée, où l’ordre impérial devait régner en maître tout en s’alliant, au dehors, avec l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste. Agé de 44 ans, Oshima avait été le cinéaste emblématique de la Nouvelle Vague japonaise du tournant des années 50 et 60, l’auteur reconnu d’oeuvres passionnantes et provocatrices telles Nuit et brouillard du Japon, La Pendaison, Le Petit Garçon et La Cérémonie. Cet artiste fécond et audacieux, doublé d’un esprit authentiquement révolutionnaire, ne pouvait qu’apprécier la « collision » d’une société à l’idéologie figée, machiste, et du désordre causé par une héroïne défiant les tabous, prenant le pouvoir sexuel dans sa relation avec un homme et allant tout au bout du plaisir, là où se rejoignent Eros et Thanatos. Avant même que le grand producteur français Anatole Dauman ne lui fasse une proposition qui ne se refuse pas (lire par ailleurs), le désir de porter à l’écran la singulière et scandaleuse histoire de Sada Abe était fort chez le cinéaste nippon…

La loi du désir

Le titre japonais du film, Ai No Corrida, se traduit littéralement par « Corrida d’amour ». Il est plus direct et percutant que le très beau, très élégant et intellectuel Empire des sens choisi par la production pour la diffusion francophone et aussi anglo-saxonne (In the Realm of the Senses) de cette oeuvre éminemment transgressive. Très vite dans le récit, Oshima fait défiler les troupes impériales sous la fenêtre de la chambre où Sada et son amant Kichizo font l’amour sans relâche, jusqu’à l’épuisement. L’intime en surplomb de l’autorité, la loi du désir échappant à la loi des puissants. La femme et l’homme pimentent leurs ébats de variations subtiles, comme l’introduction d’aliments dans le sexe de Sada qui va aussi et surtout, pour ranimer la flamme d’un partenaire fourbu, pratiquer sur lui l’étranglement érotique. L’escalade vers son plaisir à elle le rapprochant, lui, d’un danger potentiellement fatal mais qu’il accepte pourtant. Oshima célèbre ce renversement subtil des rapports traditionnels de domination dans une société marquée par l’oppression masculine (si admirablement exposée auparavant par les héroïnes tragiques de Mizoguchi). Il le fait en images esthétiquement travaillées, à la composition tout à la fois rigoureuse et fiévreuse. Eiko Matsuda (Sada) et Tatsuya Fuji (Kichizo) ne simulant pas des actes sexuels dont le réalisme cru prend tout son sens par-delà toute volonté de provocation, assumant la nature profondément libre et irréductible aux conventions d’un fait divers sublimé, porté vers la transcendance par ce choix même d’absolue vérité charnelle.

L.D.

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