Son bouleversant Irène s’inscrit dans une quête de sens et de légèreté que les techniques nouvelles rendent plus libre encore de creuser le réel et d’y trouver des perles d’émotion.

En 1972, un accident de voiture arracha sa compagne, l’actrice Irène Tunc, au réalisateur Alain Cavalier. Trois décennies plus tard, ce dernier consacre à la disparue, aux moments partagés avec elle, au deuil que son absence a creusé, aux sentiments qui restent par-delà les regrets, un film aussi beau que bouleversant. Une £uvre qui poursuit la trajectoire très particulière d’un artiste ayant quitté le système de production classique (il y tourna notamment La Chamade avec Catherine Deneuve) pour une recherche d’épure ( Thérèse) et la voie du documentaire à la première personne.

En voyant Irène, on se dit que, parfois, le chemin vers soi peut être le meilleur chemin vers les autres…

Pour moi, c’est la rencontre entre un point de vue personnel et un point de vue plus général que sa propre expérience, et que l’on peut partager avec le public. L’arrivée de caméras petites et très maniables a permis au cinéma de dire je, d’employer la première personne. Avant, le cinéma avait un discours objectif, comme la littérature:  » Il entra, poussa la porte et s’assit à table. » Aujourd’hui on peut dire:  » J’entrai, je poussai la porte, et je m’assis à table. » Je travaille sur ce que je connais bien, sur mes émotions personnelles, et je peux désormais les traduire rapidement, grâce à l’appareil de prise de vue et de son que je tiens dans ma main. J’ai l’impression que le public, le spectateur, peut d’une certaine façon les partager. Il sait qu’il regarde et écoute un cinéaste qui filme sa propre vie. Il peut prendre conscience qu’il entend et qu’il voit certaines choses comme s’il était à l’intérieur, et comparer cette expérience subjective-là avec la sienne. En l’éclairant peut-être, idéalement.

Pourquoi avoir réouvert les carnets du début des années 70, pourquoi ce film maintenant?

Ce n’est jamais la volonté qui déclenche les choses. Irène, après tant d’années, est revenue dans ma vie, s’est mise à rôder autour de moi. Le fantôme a pris chair. Je me suis demandé pourquoi elle était là, je me suis dit qu’il devait y avoir une raison. Et comme je filme tous les jours, des preuves de son retour, j’en filmais de temps en temps. Petit à petit, je me suis dit qu’il y avait là un film, l’occasion d’un film. J’ai adopté la construction bien connue au cinéma de l’enquête sur une personne disparue. En essayant de comprendre pourquoi ce fantôme était là, et de le faire s’incarner. Le film s’est construit au fur et à mesure de l’enquête. Je ne savais pas quelle direction il prendrait. Et j’espère que le spectateur suit le même trajet, sans savoir, loin de ces films où tout est écrit à l’avance et qui ne ménagent aucune surprise.

Combien de temps a duré cette enquête, ce tournage?

Quatorze mois. Avec parfois un mois sans rien tourner. J’étais dans une économie qui le permettait. Pas une économie de pauvreté, de survie. Je n’avais simplement pas besoin de plus d’argent pour faire ce que j’avais à faire…

Dans Irène, on est frappé par l’intensité expressive de plans de mains, ou d’objets…

Je pars un peu de cette idée qu’entre filmer une cuiller et un visage, il n’y a pas vraiment de différence. Il y a une énergie, une force vitale, quasi divine, qui existe en l’une comme l’autre, et qu’il s’agit de communiquer. Toute forme est une parcelle de la vie. Je me suis lassé de la tyrannie de la face humaine, venue des acteurs et de l’amour du public pour les acteurs, que je comprends parfaitement bien par ailleurs. J’en ai eu assez de les voir rire ou pleurer, faire croire qu’ils sont président de la république ou clochard. Je me métamorphose moi-même, alors j’ai métamorphosé ma façon de filmer…

Vous êtes sorti du système de production classique pour faire un cinéma du réel, au plus près de votre expérience personnelle. Quel est le moteur de cette évolution radicale?

C’est le fruit d’une réflexion permanente, quotidienne, du cinéaste, sur ce qu’il est, sur ce qu’il peut filmer, et surtout sur la liberté de filmer. L’argent, et le pouvoir que donne l’argent, au cinéma, n’est-il pas un frein? Je pense que c’en est un. Tout le monde met ses gros doigts sur le film, sur le choix des acteurs, sur la conduite du récit, sur le nombre de jours de tournage. Tout finit par n’être qu’un compromis… J’ai commencé à tourner avec des équipes plus réduites, à concevoir des films qui peuvent se tourner ainsi. Et puis finalement, avec l’arrivée des caméras numériques, à tourner seul. Sans que se pose même la question de l’argent. J’ai trouvé un complice, un protecteur, en la personne de Michel Seydoux(1), qui est sûr qu’il ne gagnera jamais d’argent avec moi et que cela ne dérange pas. Ainsi je m’épanouis, l’esprit libéré de toute contrainte. Je fais des films autobiographiques, comme tous les autres cinéastes en fait, sauf que moi je n’ai plus besoin de déguiser cette démarche, n’ayant plus à négocier avec l’argent. Mais si je fais des films particuliers, je me considère toujours comme un homme de spectacle.

Quels films vous ont poussé, dans votre jeunesse, vers le désir de faire du cinéma?

Je suis avant tout un enfant du matériel cinématographique, dont les métamorphoses ont permis mes propres métamorphoses. Mais j’ai eu deux chocs. Ceux que j’appelle ma mère et mon père de cinéma, c’est la Partie de campagne de Renoir et Un condamné à mort s’est échappéde Bresson. Deux films à la fois complémentaires et qui se contredisent…

(1) Le producteur d’ Irène et d’autres films d’Alain Cavalier depuis le début des

années 2000.

Lire également notre critique du film en page 31.

Rencontre Louis Danvers

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