AVEC BLANCANIEVES, LE CINÉASTE ESPAGNOL PABLO BERGER NE SE CONTENTE PAS DE RÉINVENTER LUMINEUSEMENT LE CONTE. IL RENOUE AVEC LA MAGIE ET LA POÉSIE D’UN CINÉMA MUET DONT L’ÉCHO N’EN FINIT PLUS DE HANTER LA PRODUCTION CONTEMPORAINE.

A une époque où le seul recours au noir et blanc suffit à faire pousser des cris d’orfraie à d’aucuns, y ajouter le retour au muet millésimé relève au minimum de la gageure. Voire toutefois: à ceux qui lui promettaient un suicide commercial, The Artist, de Michel Hazanavicius, est venu opposer un démenti cinglant, critique et grand public se rejoignant pour plébisciter cet hommage au cinéma des premiers temps, par ailleurs bardé des distinctions les plus prestigieuses, du prix d’interprétation cannois à Jean Dujardin aux multiples Oscars glanés quelques mois plus tard à Los Angeles. Relecture éminemment personnelle de Blanche-Neige et autres contes, Blancanieves, de Pablo Berger, a suivi un chemin comparable, enflammant le festival de San Sebastian avant de triompher aux Goyas espagnols (avec pas moins de dix récompenses dont celle du meilleur film), pour entamer, dans la foulée, une carrière internationale inattendue, avec des sorties en France, aux Etats-Unis, en Russie (…) et, aujourd’hui, en Belgique, parmi d’autres. Pas mal, on en conviendra, pour un film radical, renouant avec la grammaire et la poésie du cinéma des années 20, tout en atteignant à une surprenante modernité.

Histoires de fantômes

Blancanieves retrouvant la pureté du cinéma des origines, c’est un peu comme l’aboutissement d’une démarche esthétique qui a vu les cinéastes contemporains se réapproprier les acquis du muet, en un héritage totalement assumé -postulat valant aussi bien pour Abel et Gordon évoluant dans la lignée des grands burlesques façon Keaton, que pour un Malick dont l’oeuvre s’inscrit dans le prolongement limpide de celle d’un Murnau. Et l’on pourrait ainsi multiplier à foison les exemples de citations, venus témoigner d’une inspiration continue, quoique parfois diffuse, de Carlos Reygadas se réclamant de Dreyer dans Stellet Licht, à Francis Ford Coppola en appelant au Napoléon d’Abel Gance et à la technique de la « polyvision » pour établir le dispositif esthétique de Twixt, son dernier film, et jusqu’à Martin Scorsese rendant hommage à Méliès dans le vibrant Hugo Cabret. Références pouvant prendre un tour résolument ludique à l’occasion: ainsi, lorsque Alain Resnais, fait précéder la mise en abîme de Vous n’avez encore rien vu d’un carton sorti tout droit du Nosferatu de Murnau: « Quand ils eurent passé le pont, les fantômes vinrent à leur rencontre. »

Avec son esthétique singulièrement envoûtante, faite notamment, dans ses déclinaisons modernes, d’emprunts récurrents à l’expressionnisme, le cinéma muet apparaît aussi comme une fenêtre privilégiée sur l’inconscient, en effet. Principe parfaitement intégré par Philippe Garrel, qui hante le bégaiement amoureux de La frontière de l’aube des apparitions de Carole/Laura Smet, en autant de trucages dont la magie a aussi le don d’expédier François/Louis Garrel littéralement de l’autre côté du miroir. Et que dire de Pedro Almodóvar qui, dans L’amante menguanta (L’amant qui rétrécit), l’extraordinaire court métrage au coeur de Hable con ella, libère le fantasme de l’amant transi, s’introduisant tout entier dans l’hymen de sa belle avant de rester en elle pour toujours, en une rêverie lyrique d’une rare émotion. Ce même Almodóvar qui envisagera un temps de faire de La piel que habito un film muet et en noir et blanc, porté par son admiration pour l’art de Fritz Lang. Une entreprise à laquelle il renoncera cependant, l’estimant trop risquée -voir et revoir les quelques minutes que dure L’amante menguanta ne peut qu’en attiser les regrets.

Nous avions des visages!

A défaut de l’homme de la Manche, ils sont néanmoins quelques-uns à s’être aventurés à passer ce pont, menant à un ailleurs cinématographique. Ainsi, tout récemment encore, le cinéaste portugais Miguel Gomes, dont le fabuleux Tabu, s’il n’est pas un film muet, renvoie ouvertement au film homonyme de Murnau, encore, dont il reconduit les codes esthétiques et narratifs, tout en questionnant l’histoire coloniale lusitanienne, en une perspective on ne peut plus contemporaine. D’autres s’étaient par ailleurs risqués à franchir le pas avant que The Artist ne vienne remettre l’art du muet en lumière. Ainsi de La Antena, film fantastique de l’Argentin Esteban Sapir, ayant pour cadre une ville dont les habitants ont été privés de voix, soumis qu’ils sont à l’emprise totalitaire de Mr Télé, l’auteur multipliant les références à l’expressionnisme allemand en général, et à Metropolis en particulier. Sans même parler d’Aki Kaurismäki dont le laconisme trouvera un écrin idéal dans un mélodrame épuré d’une confondante simplicité, Juha qui, sorti aux derniers jours du vingtième siècle, apparaîtra un temps comme le film muet ultime.

A posteriori, on peut aussi y voir le signal d’un renouveau aussi bienvenu qu’inattendu, à l’origine d’un engouement ne l’étant guère moins (et portant d’ailleurs jusqu’à certains titres d’époque, comme Le voyage dans la lune de Méliès, ressorti accompagné d’une musique de Air). Parmi les diverses facettes de Blancanieves, Pablo Berger relève, fort logiquement, l’hommage au cinéma, qu’il ajuste toutefois au présent, ceci expliquant peut-être cela: « A la fin des années 1920, le langage cinématographique était abouti et de nombreux chefs-d’oeuvre créés. Blancanieves n’est pas une copie mais une réinterprétation des films de cette époque pour le public d’aujourd’hui. » Mue accomplie au-delà de toute espérance, à quoi s’ajoute la promesse d’une pure émotion. « We didn’t need dialogues. We had faces! » faisait dire Billy Wilder à Gloria Swanson dans Sunset Boulevard. Mais même Norma Desmond n’aurait osé rêver d’un tel come-back…

TEXTE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS

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